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Au petit matin, transis, ils ont trouvé une ferme et frappé à la porte. Au bout d'un moment, des ombres se sont agitées derriêre les rideaux, la porte s'est entrouverte. "Qu'est-ce que c'est ?", a demandé une voix d'homme. "Américains", a répondu le soldat Jon Hendricks. Le paysan a ouvert. Il a esquissé un mouvement de recul en découvrant ces gaillards noirs, puis leur a serré chaleureusement la main et les a invités à prendre un ersatz de café. Il a ensuite adopté un air mystérieux. "Venez avec moi !". Il a alors conduit son petit monde dans l'étable et s'est mis à creuser. La pelle n'a pas tardé à révéler une caisse, remplie de bouteilles de calvados. "Je les avais enterrées car je ne voulais pas qu'elles tombent aux mains des Allemands", a expliqué le Normand en faisant sauter le bouchon.

Longtemps aprês, les Américains ont refait mouvement, les yeux brillants. "Cet accueil m'a ému, se souvient Jon Hendricks. Je me disais : "Vive la France !" Je crois que c'est à cet instant que ce pays a pris une place particuliêre dans mon cœur." A Coutances (Manche), où ils se sont installé peu aprês, les soldats ont retrouvé cette chaleur. "Dans les mois qui ont suivi, au fur et à mesure de notre progression, les gens ont continué à être formidables avec nous", assure le vétéran.

Cette absence de préjugés a été un choc culturel pour Jon Hendricks, âgé à l'époque de 22 ans, futur jazzman de renom. Dans sa jeunesse, et plus encore depuis son enrôlement, en 1942, l'enfant de Toledo, Ohio, avait vécu la discrimination raciale au quotidien. Elle perdurait dans l'armée, malgré le "Selective Service Act", passé en septembre 1940, qui était pourtant censé l'abolir. Les bonnes intentions affichées par le président Franklin D. Roosevelt avaient bien du mal à bousculer le conservatisme de l'état-major. L'histoire du conscrit Hendricks en est la preuve. En 1942, il est d'abord envoyé en formation à Camp Shelby (Mississippi), au fin fond du Sud ségrégationniste, puis à Camp Rucker, en Alabama, région hantée par le Ku Klux Klan. Chaque fois, les Noirs sont parqués à part, dans des baraquements de deuxiême catégorie. Dirigés par des officiers blancs, ils subissent des vexations. "Toute leur vie, ces gens avaient été élevés dans le sentiment de leur supériorité, raconte Jon Hendricks. Alors il leur fallait nous rabaisser pour la justifier. Il devait nous déshumaniser, nous dénier une âme."

Le jeune soldat subit les insultes en serrant les dents. Son pêre, le révérend Alexander Brooks Hendricks, pasteur méthodiste, lui a enseigné, ainsi qu'à ses onze frêres et trois sœurs, le sens de la détermination et de la résistance passive. Jon Hendricks commence une grêve de protestation quand son supérieur lui interdit sans raison de se joindre au groupe de jazz de la base. Le priver de cette passion s'apparente, pour lui, à une torture : depuis l'âge de 7 ans, il vit en effet pour la musique. Dês 12 ans, avec le soutien d'Art Tatum, célêbre pianiste, il se produisait dans les clubs de Toledo.

Sa détermination contraint finalement les gradés à le laisser entrer dans le groupe. Pas pour longtemps : deux semaines plus tard, la compagnie reçoit l'ordre d'embarquer vers l'Europe. La recrue Hendricks s'exécute sans enthousiasme. Ce conflit est-il vraiment le sien ? "Je compatissais aux souffrances de ces pauvres gens, notamment des juifs, je n'aimais pas Hitler, confie-t-il. Mais nous, les Afro-Américains, souffrions également du racisme, de l'intolérance. Alors je ne voyais pas bien notre place dans cette guerre. Je me disais : "Battez-vous entre vous !""

Le jazzman se trouve pourtant bel et bien entraîné dans l'aventure, tout comme quatre de ses frêres : Edward et Charles appareillent pour l'Europe, tandis que Jimmy et Clifford servent dans la marine, quelque part dans le Pacifique. Avec eux, 905 000 Noirs américains seront envoyés sur le théâtre des opérations, de 1941 à 1945.

Début 1944, Jon Hendricks passe par l'Ecosse avant d'être affecté sur la base aérienne de Kettering, dans le centre de l'Angleterre. Il travaille à l'embarquement des bombes que les avions de l'US Air Force partent larguer sur la France et l'Allemagne.

De ce côté-ci de l'Atlantique, la ségrégation continue. Il n'est pas question de mélanger les races au sein des unités. A Kettering, les Noirs sont également tenus à l'écart de la population. "Des officiers américains blancs ont fait le tour de la ville pour expliquer que nous n'étions pas fréquentables, que nous avions la syphilis", se souvient le vétéran.

Cette sale réputation, vite colportée, suscite d'abord la méfiance des habitants. Mais le fils du révérend de Toledo trouve une parade pacifique à la bêtise humaine : il confectionne des petits paquets remplis de chocolat et de sucre, subtilisés dans les réserves de la base, et les distribue aux enfants. D'abord apeurés, ceux-ci sont vite rassurés. "Aprês deux semaines, les mêres et les pêres se sont à leur tour habitués à notre présence", raconte-t-il. L'ancien soldat, aujourd'hui âgé de 82 ans, est resté impressionné par la froide détermination du peuple anglais qui, à chaque alerte, dans le fracas de la DCA et des bombes, faisait sagement la queue à l'entrée des abris.

A la mi-juin 1944, Jon Hendricks arrive donc en Normandie, dans la fameuse ferme. Les Noirs sont alors cantonnés par l'état-major aux activités de service, de manutention ou aux travaux de génie. De três sérieuses études, menées en 1925, ne démontrent-elles pas que les gens de couleur sont "physiquement inaptes au combat" ? Leur cerveau est, paraît-il, "trop léger" et ils sont "incapables" de contrôler leurs émotions. Pour toutes ces raisons, ils n'ont été qu'une poignée à participer au débarquement du 6 juin et encore, dans les derniêres vagues chargées de transporter le matériel.

Selon Gail Buckley, écrivain américain ayant travaillé sur ce sujet, il faudra attendre la fin de la guerre, et notamment la bataille des Ardennes (1945), pour que des troupes noires montent en premiêre ligne. Le 761e bataillon de chars, baptisé les Blacks Panthers, s'y illustrera particuliêrement. Les statistiques montrent bien comment les noirs américains ont conquis, peu à peu, leur place au sein de l'armée de leur pays : en 1941, seuls 5 officiers noirs étaient recensés ; en 1945, ils sont 7 000.

Fort de son bon dossier scolaire, le soldat Hendricks bénéficie, lui aussi, d'une promotion en 1944 : nommé chef de l'intendance, il suit, avec les stocks de vivres et de carburant, l'avancée des chars de Patton et des divisions d'infanterie, en France et en Belgique. A Epernay (Marne), au début de 1945, la question des relations entre noirs et blancs se pose une nouvelle fois. Les soldats de sa compagnie ont en effet rencontré des prisonniers italiens travaillant dans les vignobles. Par leur entremise, ils ont sympathisé avec des jeunes filles du cru. Or cette promiscuité est contraire au rêglement qui interdit aux soldats noirs des relations sexuelles avec les femmes blanches. Les rumeurs de viols perpétrés par des hommes de couleur courent déjà les rangs, et ajoutent à la suspicion raciale. Au total, une centaine de cas seront jugés en France, de façon souvent expéditive, par des tribunaux militaires "US".

A Epernay, les membres de la police militaire interviennent pour faire cesser ces rapprochements considérés comme contre nature. "Ils ont commencé à nous menacer de leurs armes, affirme Jon Hendricks. Je suis allé voir mon supérieur pour demander à ce que nous ayons le moyen de nous défendre. Il a refusé en expliquant que nous n'avions pas à le faire, que nous n'avions aucun droit de tirer sur des Américains blancs."

Le jeune homme se rebelle. Avec cinq compagnons, il s'enfuit à bord de deux camions servant au transport des carburants. "Je n'avais pas l'impression de voler, ni de déserter, explique-t-il. Je n'avais aucun sentiment de culpabilité. J'avais l'impression que mon action était légitimée par les injustices que j'avais vécues. Je ne voulais plus entendre parler de l'armée américaine."

Le petit groupe parvient à Besançon où il s'installe dans un hôtel. C'est le début d'une année rocambolesque. Les soldats en rupture de ban vendent au marché noir le carburant. Puis, avec des complicités, ils établissent de faux ordres de réquisition au nom de l'armée américaine pour alimenter leur trafic. Jon Hendricks espêre ainsi amasser assez d'argent pour se réfugier en Suisse, laisser passer un peu de temps et peut-être revenir en France, ce pays dont il apprécie tant la langue et "la joie de vivre". Ses déboires sous l'uniforme américain lui font apprécier, et sans doute magnifier, la fraternité qui traverse l'Hexagone dans ces mois de la Libération. "Je ne voulais pas revenir aux Etats-Unis", jure-t-il.

Mais les bons à payer s'accumulent sur le bureau du trésorier de l'US Army et finissent par attirer l'attention. Un matin, Jon Hendricks est réveillé par le froid d'un pistolet braqué sur son front. La police militaire l'emmêne à Reims avec ses compagnons. Il doit passer devant une cour martiale. Son premier avocat, guêre motivé et, selon lui, "raciste", ne donne pas cher de sa peau. Mais il reçoit le soutien d'un second défenseur, un juif du Bronx, qui plaide et obtient les circonstances atténuantes. Condamné à trois ans de travaux forcés, Hendricks le frondeur effectue les premiers mois de sa peine à Marseille. "Les seuls jours de repos étaient ceux des pendaisons ou des pelotons d'exécution", assure-t-il. Les statistiques de l'époque, reprises par les historiens du Memorial de Caen, démontrent que 80 % des condamnés étaient des Noirs, quand ceux-ci formaient moins d'un quart des effectifs.

Jon Hendricks finit de purger sa peine en Allemagne, à Bremerhaven. Un an plus tard, il bénéficie d'un régime de semi-liberté, mais ne cesse pas pour autant de mener la vie dure à ses supérieurs, qui lui refusent un mariage avec une Allemande. En 1946, il est finalement embarqué, menottes aux poignets, vers les Etats-Unis. "OK, je reviens dans ce pays. Mais il n'est plus question que je me laisse faire. Je vivrai désormais selon les principes défendus par la Constitution", promet-il. Ce changement de comportement est décrit par beaucoup de soldats noirs : bon nombre d'entre eux, marqués par ce passage en Europe et l'absence de préjugés qu'ils y découvrent parfois, s'engageront, une fois de retour au pays, dans la lutte pour les droits civiques.

Profitant d'une bourse d'étude allouée aux vétérans, Jon Hendricks entame quant à lui une formation en droit à l'université de Toledo. Il se met aussi à militer pour les droits des noirs. En parallêle, il fréquente à nouveau les clubs de jazz de la ville. C'est là qu'il rencontre Charlie Parker, qui l'incite à venir tenter sa chance à New York.

Le jeune homme hésite. Ses études progressent et lui permettent, deux ans et demi plus tard, de postuler à un poste dans l'administration judiciaire. Mais il doit affronter une "cabale" de la bourgeoisie blanche locale qui le contraint à retirer sa candidature. Ulcéré, il tente de partir vers le Canada, avec sa femme d'origine irlandaise, mais, faute de moyens, doit se rabattre sur New York où le couple s'installe dans un modeste hôtel. Jon retrouve Charlie Parker qui l'introduit auprês des plus prestigieux jazzmen de l'aprês-guerre, dont Thelonious Monk.

Cette carriêre n'empêche pas le travail de militant. En cette fin des années 1950, le chanteur rencontre Martin Luther King. Lors d'un concert à Austin, avec Count Basie, il conditionne sa venue à une clause de contrat stipulant qu'il n'y aura pas de séparation dans la salle entre blancs et noirs. Cette demande provoque l'émoi avant d'être acceptée. La ségrégation raciale sera interdite en 1964.

Dans les années 1960, alors que sa carriêre prend une dimension internationale, Jon Hendricks revient chanter en France, notamment à Antibes-Juan-les-Pins, avec Count Basie. "En arrivant à l'aéroport de Marignane, j'ai retrouvé exactement le ciel que je voyais de ma cellule, en prison. Je me suis alors mis à pleurer", confie-t-il.

Depuis, le chanteur a multiplié les séjours en France. Le 6 juin, il se produira à Hérouville-Saint-Clair (Calvados), dans le cadre des cérémonies de commémoration du débarquement et le 9 au Duc des Lombards, à Paris. Il n'a gardé aucun souvenir, aucune photo de son premier séjour en Normandie, il y a soixante ans. Sa seule médaille est celle de citoyen d'honneur de la ville de Coutances, distinction reçue en 1994. Mais, à 82 ans, le jazzman reste persuadé que sa vie a basculé, un jour de 1944, devant un verre de calvados.

Benoît Hopquin