Il y a décidement quelque chose de moisi au royaume de France. Un goût de bouchon, si vous préférez. Une fine poussiêre de mélancolie qui tombe sans arrêt, recouvrant les individus, les conversations, les gestes de la vie quotidienne comme les actions publiques d'un voile imperceptible qui s'interpose entre le réel et nous. " Acédie ", c'est-à-dire perte du goût de vivre, a prononcé avec à propos le Premier ministre.

Oh ! rien de bien grave, rien de bien nouveau. Vers 1937-1938, on chantait : " Une partie de pétanque " ; " Tout va três bien, Madame la marquise " ; " Et hop ! on s'en sortira, /on s'en tirera, /comme toujours en France ! ". Il ne nous manque que le grand orchestre de Ray Ventura pour que l'illusion soit complête.

Le moment est pourtant mal choisi pour se raconter des histoires. Le cocooning moral dans lequel nous sommes installés contraste singuliêrement avec l'explosion de vitalité qui s'est emparée de toute la planête. En Asie, les quatre petits dragons de naguêre (Taiwan, Singapour, Corée du Sud, Hong Kong) ont été depuis longtemps dépassés par le grand dragon chinois. Quand la Chine s'éveillera... prophétisait Alain Peyrefitte. C'est fait. Et l'Inde n'est pas loin, dont les progrês sont stupéfiants. En Europe, la Grande-Bretagne et l'Espagne sont aujourd'hui ce qu'était la France dans les années 60 et même 70 : des pays en plein renouveau, conquérants, sûrs d'eux-mêmes et de leur avenir. Les Etats européens de l'ancien empire soviétique piaffent aux portes du Temple de la consommation. Enfin et surtout, les Etats-Unis continuent sur leur lancée : leur dynamisme économique, leur agressivité diplomatique et militaire, leur domination culturelle sont d'abord le fruit de leur foi dans la science et dans la recherche.

Pendant ce temps-là, la France stagne : c'est ennuyeux. De plus, elle s'en fout : c'est grave. Ou elle s'ingénie à ne pas le savoir : c'est encore pire. Pourtant, les avertissements ne lui manquent pas. Ils viennent surtout de droite, c'est entendu. Mais ils émanent d'hommes qui ont déjà donné des preuves de leur indépendance. Ce fut d'abord, en 2003, le réquisitoire de Nicolas Baverez, " La France qui tombe " (1). On se hâta de mettre l'accent sur ce que le diagnostic avait d'exagéré, de systématique, afin d'escamoter ce qu'il avait de cruellement juste.

Paru il y a trois mois, le rapport de Michel Camdessus (2), au nom d'un groupe de travail qui comprenait plusieurs personnalités de gauche, allait dans le même sens. Plus modéré de ton, moins catastrophiste mais non moins alarmant. Si la France n'est pas encore tombée, elle décroche. Elle est en train de prendre du retard sur ses principaux partenaires et concurrents. Enfin, tout récemment, Raymond Barre, qui manque beaucoup, désormais, au débat politique, y est allé de sa petite pierre : " La France n'est pas en déclin, elle s'accommode de la médiocrité " (3). Bien jetée, la petite pierre !

Le constat ? Il est assez simple et peut être fait par tout le monde. D'abord, depuis plus de vingt ans, la France n'arrive pas à faire reculer son chômage, qui flirte avec les 10% et qui est devenu, au fur et à mesure que les autres pays amélioraient leur situation, l'un des plus élevés d'Europe. Son taux oscille entre 8 et 10% au gré de la conjoncture économique mais il ne varie pas substantiellement. Le gouvernement Jospin est parvenu à le faire reculer un peu grâce en particulier à des emplois jeunes. Mais le traitement social du chômage ne saurait se substituer à la création d'emplois durables obtenus grâce au mouvement naturel de l'économie. Pis que cela. Ce traitement social, nécessaire du point de vue des personnes, a le grave inconvénient, s'il tient lieu de politique de l'emploi, de rendre supportable quelque chose qui devrait demeurer un scandale criant et une exception : le chômage structurel.

C'est pourquoi la vraie réponse au problême de l'emploi, ce serait une accélération de notre croissance, qui est trop faible. Sur les moyens d'y parvenir, les avis diffêrent, mais pas au point d'interdire théoriquement un accord minimal, toutes opinions confondues, pour relancer la recherche scientifique, favoriser l'artisanat et encourager la création de PME. Pour la gauche, il serait temps d'admettre, comme jadis Pierre Mendês France et aujourd'hui Dominique Strauss Kahn, qu'il n'y a pas de politique sociale cohérente qui ne donne résolument la priorité à la création de richesses, c'est-à-dire à la croissance.
L'autre point qui fait problême, c'est la difficulté extrême pour tout gouvernement de réformer en profondeur les secteurs qui en ont besoin. Qu'il s'agisse des systêmes de prévoyance (sécurité sociale, retraites), des services publics (transports, énergie) ou des grandes institutions démocratiques (enseignement, justice, fiscalité), tout projet de réforme se heurte à des majorités de veto regroupant syndicats, usagers, partis tribunitiens, intelligentsia. Quand le besoin de changement est par trop criant, on déclare hypocritement ne pas s'opposer au principe même de la réforme mais seulement à ses modalités : insuffisance de la concertation, manque de moyens pour la mettre en œuvre, mauvaise répartition de l'effort.
Le résultat, c'est l'empilement de prétendues réformes qui ne servent à rien ou que le débat vide de leur contenu. D'où la cadence à peu prês annuelle des pseudo réformes de la justice, de l'enseignement, des plans de sauvetage de la Sécurité sociale, et l'on en passe. Les acteurs sociaux devraient avoir honte de ce théâtre d'ombres dont ils constituent la troupe permanente. Un tel manque de sérieux et de courage est pour beaucoup dans le discrédit dont souffre aujourd'hui la démocratie. Dans ces conditions, on est tenté de dire de la France ce que Mussolini, qui ne manquait pas d'humour, disait de son propre pays : " Il n'est pas difficile de gouverner l'Italie mais cela ne sert à rien ".

Voyez le triste exemple que donne aujourd'hui notre personnel dirigeant. La majorité est divisée en trois tronçons qui paraissent agir sans se soucier les uns des autres. Le président Chirac est de plus en plus présidentiel ; il est devenu, à l'échelle internationale, la seule figure capable de faire piêce à George Bush, qui, en bon adjudant, ne veut voir qu'une seule tête, de préférence celle de Tony Blair, et s'irrite de cette présence urticante. Mais dans le domaine intérieur, Chirac donne l'impression d'être résolument absent. Veut-il ménager sa stature historique ou préparer une nouvelle candidature ? Le fait est qu'il cherche à paraître aussi peu compromis que possible dans l'action de son gouvernement.

C'est pourquoi celui-ci donne de lui-même une image aussi pathétique. Raffarin a essayé, et il a même remporté quelques demi victoires, sur les retraites par exemple, et puis il a baissé les bras, qu'il a courts. Comment, pour Raffarin, faire croire à ce " gouvernement de mission ", à la cohésion de son équipe, quand il a toujours eu en son sein des lieutenants qui étaient autant de rivaux : Sarkozy naguêre, voire Villepin ; aujourd'hui, Borloo. Puisque ces mystêres le dépassent, il feint d'en être l'organisateur. Mais personne ne prête plus l'oreille à une chansonnette qu'il lui faut interpréter en play back. Quant au parti majoritaire, il est aux mains d'un soliste, Nicolas Sarkozy, qui se soucie comme d'une guigne de mettre la majorité au service du gouvernement. Il est là pour la ranger en ordre de bataille. Bataille prévue en 2007.

Et à gauche ? La situation est sans conteste meilleure parce qu'au terme de cinq batailles successives qui furent autant de victoires - congrês de Dijon (mai 2003), élections régionales (mars 2004), européennes (juin 2004), sénatoriales (septembre 2004), référendum interne sur le traité constitutionnel européen (décembre 2004) -, le Parti socialiste a désormais un chef de file incontestable, François Hollande, qui pourrait mettre d'accord tous les candidats de son parti à la candidature présidentielle. C'est bien. Cela ne suffit pas. Dans le débat politique actuel, le PS s'oppose au gouvernement, comme il est normal. Mais il ne propose rien. Il donne l'impression de saisir les questions au jour le jour, au fur et à mesure qu'elles se présentent à lui, mais de perspectives, de solutions alternatives, on n'a pas vu la queue d'une.

Restent les syndicats qui, dans le passé, ont parfois servi de suppléants à des partis politiques défaillants. Ils en sont aujourd'hui bien incapables. Depuis 1995 inclus, toutes les batailles qu'ils ont menées se sont traduites par des échecs ou des matchs nuls. Capables de paralyser l'action gouvernementale mais totalement impuissants à imposer des réformes ou à faire prévaloir leur vision de la société. On s'est longtemps demandé qui l'emporterait du réformisme de la CFDT ou du révolutionnarisme de la CGT. Réponse : l'immobilisme de FO ! Quant au corporatisme contestataire de Sud, il n'est que la version juvénile de ce dernier : FO et usage de FO.

Dans ce tableau três gris de la France actuelle, je ne voudrais pas laisser croire, par conformisme démocratique, que le peuple, c'est-à-dire chacun de nous, est sans responsabilités. La double doctrine de l'individualisme et de l'assistantialisme, servilement relayée par les médias, prend bel et bien naissance au cœur de la société française. C'est três exactement le contraire de cette attitude citoyenne dont on nous rebat les oreilles. La doctrine citoyenne ? Elle tient toute entiêre en une formule que l'on doit à J.F. Kennedy : " Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous ; demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. "

Alors, que faire ?
La France n'est pas sans atouts. Elle n'est pas devenue, en une génération, une nation de veaux, d'incapables et de glandeurs. Là où existe une ambition "voyez le TGV, Ariane, Airbus" elle peut concurrencer les meilleurs. Rien ne l'empêche d'investir dans l'industrie de la connaissance, comme les Finlandais, de moderniser ses services publics en réformant l'Etat, comme les Suédois, de réduire de moitié son chômage en associant flexibilité de l'emploi et sécurité, comme les Danois, de stimuler le marché de l'emploi, comme les Anglais, de diminuer les dépenses de l'Etat, comme les Canadiens. Tous ces exemples, que j'emprunte au rapport Camdessus, montrent que le chômage n'est pas une fatalité : dans tous les pays cités, il a diminué d'un tiers ou de moitié.

Ce qui fait le plus défaut à la France, c'est une mobilisation autour d'objectifs définis en commun. Dans les années 60, la lutte des classes, infiniment plus vive qu'aujourd'hui, n'empêchait pas, bien au contraire, la concertation des acteurs autour du Plan. Tel était le sens de cette " ardente obligation " (de Gaulle) : elle était avant tout psychologique. Aujourd'hui, tout en déblatérant contre le libéralisme, nous n'en avons retenu que les plus mauvais côtés : la dispersion des efforts, le sauve-qui-peut individuel, l'absence d'objectifs définis démocratiquement. Rien, donc, ne serait plus urgent en France qu'une grande " conférence du futur " où les principaux acteurs (syndicats, patronat, Etat, usagers) confronteraient leurs objectifs et définiraient des priorités. Point n'est besoin ici d'un grand tournoi idéologique sur les avantages comparés du libéralisme et du socialisme : ce sont des querelles de cuistres politiciens et de grimauds de collêge. La solution de demain sera, de façon indissociable, libérale et socialiste. Libérale parce que nous sommes en économie de marché, et socialiste parce que, plus que jamais, la définition des objectifs utiles et la correction des inégalités sociales relêvent de la concertation et de l'action publique. C'est une leçon qui vaut pour le MEDEF comme pour les syndicats de salariés. Cela passe, comme l'ont récemment souligné deux économistes de renom, Christian de Boissieu et Jean-Hervé Lorenzi (4), par un renouveau de la politique économique, industrielle en particulier. On ne voit pas pourquoi la France, toutes opinions confondues, s'ingénie à se priver simultanément des avantages de l'économie de marché et de ceux de l'économie concertée.

La période que nous traversons, avec sa maussaderie, son social-poujadisme mais aussi sa course effrénée au lucre immédiat sans utilité sociale - autrement dit, la domination absolue du capital financier sur le capital industriel - ne saurait durer longtemps sans entraîner ce décrochage de la France par rapport à ses principaux concurrents, que redoutent quelques-uns de nos meilleurs esprits. Le MEDEF, dont le plan de refondation sociale a échoué, la CFDT et la CGT sont tous à la recherche d'un second souffle. Ils ne le trouveront qu'en définissant une ambition nationale. Il en va de même dans les partis : Sarkozy d'un côté, Hollande de l'autre, assisté du trio Aubry-Lang-Strauss-Kahn, vont passer l'année qui s'ouvre à définir un projet. Ne vous demandez pas, mesdames et messieurs, ce qu'un tel projet pourrait faire en faveur de votre parti ; demandez-vous ce que votre parti pourrait faire en faveur de la France.

J.J.

(le mardi 4 janvier)


(1) Editions Perrin.
(2) " Vers une nouvelle croissance pour la France " (La Documentation française, octobre 2004)
(3) " Le Figaro économique " (14 décembre 2004)
(4) " Le Monde ", 22 décembre 2004

article original