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Cette année-là, ils furent le couple en vue de la promotion Denis Diderot, à l'ENA. Beaux tous les deux. Elle, brillante jeune fille de la bourgeoisie, légèrement arrogante, pleine d'aisance et d'ambition. Lui, plus effacé, plus modeste, plus fade peut-être.

Au classement de sortie, en 1986, elle le devança et décrocha la Cour des comptes. L'après-midi même, Hervé Gaymard et Clara Lejeune étaient à la mairie pour se marier, avant de célébrer la cérémonie à l'église, le lendemain. Une jolie alliance amoureuse et spirituelle entre deux jeunes gens catholiques, cultivés et désireux de démarrer une vie un peu moins conformiste que les trois quarts de leurs condisciples de l'ENA.

Des 152 élèves de la promotion Diderot (1984-1986), plus d'un tiers rejoignirent, dans les années qui suivirent, le secteur privé. Là où les salaires sont parfois mirobolants. Question d'époque. Question de génération aussi. Dans ces années 1980 finissantes, la politique n'avait plus très bonne presse. Dans l'entreprise, en revanche, les patrons paraissaient avoir l'avenir devant eux. Hervé et Clara Gaymard choisirent pourtant la haute fonction publique et bientôt la politique. "Je voulais être au service de la République et de la nation", a toujours souligné Hervé Gaymard. Clara, elle, était déjà sûre de ses réseaux dans les milieux du pouvoir. Elle les mettrait au service de l'ambition d'un couple.

Car Clara n'est certainement pas un élément secondaire dans l'histoire politique des Gaymard. Et c'est elle qu'il faut tout d'abord regarder. Un mètre soixante de blondeur, d'intelligence et de certitudes. Une mère danoise, originale et solide. Et un père... Ah, le père de Clara... Le professeur Jérôme Lejeune, découvreur de la trisomie, a longtemps été l'un des personnages les plus controversés des années 1970 et 1980. Référence dans les milieux médicaux pour ses recherches sur les handicapés mentaux. Bête noire des milieux progressistes qui contestent ses positions contre l'avortement.

Chez les Lejeune, on vit comme de grands bourgeois parisiens, au cœur du 5e arrondissement. Et l'on milite. Mais dans une sphère parapolitique. Celle des milieux catholiques proches du Vatican. Un mélange de traditionalisme ultra et de tolérance pour le handicap.

Dans ce sillage, Bernadette et Jacques Chirac ont trouvé un médecin à l'écoute de leurs angoisses devant la maladie de leur fille Laurence, gravement anorexique. Il prend la jeune femme, étudiante en médecine, en stage dans son service hospitalier. En échange, il trouvera toujours l'aide financière de la mairie de Paris et de son occupant, Jacques Chirac, pour financer ses laboratoires de recherche. "Mon père et les Chirac, disait Clara, avaient pour point de rencontre la connaissance de la souffrance et, au-delà, de l'agressivité de la société à l'égard des handicapés."

Clara fréquente donc, d'un peu loin, les Chirac. Comme une enfant gâtée à qui l'on ne refuse rien. En 1982, à 22 ans, à peine sortie de Sciences-Po, elle réussit le concours d'administrateur de la Ville de Paris et entre au cabinet du maire. Ambitieuse, elle veut pourtant tenter l'ENA. L'un de ses professeurs à Sciences-Po, Dominique de Villepin, a justement une petite "écurie" de jeunes candidats au concours. "Je crois que cela lui plaisait de jouer les mentors, de former les esprits", a compris Clara. Accompagnée d'un ami, elle sollicite son aide. Villepin teste les impétrants sur une dissertation. Il conseillera au garçon de laisser tomber là ses ambitions, mais garde la jeune femme dans son petit groupe de chevau-légers. Après tout, outre son brio, ne connaît-elle pas Jacques Chirac à qui Villepin a déjà commencé à fournir des notes en prévision des futures présidentielles ?

Là voilà donc à l'ENA. La voilà rencontrant Hervé. Lui, se sent un peu décalé au milieu de l'énarchie parisienne. Non pas qu'il n'ait pas déjà pénétré, à Sciences-Po, cette petite élite qui croit en sa proximité avec les allées du pouvoir. Mais il entretient volontiers son image de jeune homme issu des classes moyennes provinciales.

Il est né le 31 mai 1960 à Bourg-Saint-Maurice, en Savoie. Il a le même âge qu'elle. Mais certainement pas son entregent et son insouciance de jeune bourgeoise. Il a cependant déjà fait ses classes de militant gaulliste. Son père, Aristide, qui tient un magasin de chaussures, rue Desserteaux, à Bourg-Saint-Maurice, est conseiller municipal de la ville et assez politisé pour encourager son fils à adhérer, à l'âge de 14 ans, à l'UDR.

A Sciences-Po, le jeune homme a pris, toutefois, un peu d'assurance et dirige la section des étudiants gaullistes. Son "référent", si l'on peut dire, dans le mouvement est... Nicolas Sarkozy, patron des jeunes RPR de l'époque. Entre Sarkozy et Gaymard, il y a clairement, déjà, une différence de style et d'ambition. Mais l'on se côtoie dans le même but : ramener la droite au pouvoir et surtout bouter hors de l'Elysée un François Mitterrand qui ne trouve qu'une grâce aux yeux du jeune Gaymard, aimer la littérature. Car Hervé aime les grands auteurs, André Malraux, Georges Bernanos, Alexandre Vialatte, Joseph Kessel.

Lorsqu'il rencontre Clara, à l'ENA, il fait preuve en tout cas de culture et de détermination. Mais d'une absence presque totale des réseaux indispensables pour mener une carrière politique rapide. Pendant quatre ans, le jeune couple d'énarques se consacre d'ailleurs à fonder une famille. Ils la souhaitent nombreuse et leur vœu sera amplement exaucé : ils auront huit enfants en treize ans.

Mais 1988 et la défaite de Jacques Chirac à la présidentielle les ont convaincus que l'heure de faire de la politique à droite n'est pas encore venue. Trop de règlements de compte. Pas assez de renouvellement en perspective. Hervé et Clara choisissent donc de partir, en Egypte, où Hervé est attaché financier pour le Proche et le Moyen-Orient auprès de l'ambassade de France au Caire. Ce seront des années merveilleuses, loin des méandres du pouvoir.

Mais tout de même, la situation politique commence à offrir trop de perspectives pour les négliger plus longtemps. La gauche est désormais discréditée, il devient clair qu'elle sera battue aux prochaines législatives. Clara décide qu'il est possible de tenter sa chance. Mais comment faire ? "Lorsqu'on connaît un peu l'étanchéité des couches sociales et du milieu politique, considère-t-elle, on sait qu'il faut être introduit. J'ai donc introduit Hervé." La jeune femme présente son mari à Jacques Chirac.

Ce n'est certainement pas une mauvaise opération. Le maire de Paris, qui sait bien que la victoire aux législatives de mars 1993 est quasi acquise, cherche des jeunes gens susceptibles d'accompagner sa future victoire. Hervé Gaymard est savoyard ? Il peut donc être le suppléant de Michel Barnier dans la 2e circonscription de Savoie. Les deux hommes se connaissent. Et le jeune Hervé a déjà compris que Barnier a de grandes chances de devenir ministre, ce qui lui ouvrira les portes de l'Assemblée.

En 1993, lorsque Edouard Balladur entre à Matignon, le jeu de chaises musicales joue comme prévu : Michel Barnier est ministre et Hervé Gaymard député.

Clara, elle, accouche d'un nouvel enfant presque chaque année. Mais elle poursuit sa carrière dans la haute fonction publique, à la direction des relations economiques extérieures (DREE). Car il n'est pas question, à ses yeux, d'être à l'image de ces épouses d'hommes politiques qui, à droite notamment, renoncent à leur carrière. Elle veut bien aider le parcours politique de son mari. Mais elle refuse de renoncer au sien.

Voici venu le moment où leur ambition commune va trouver à s'épanouir. Ils vont bientôt faire l'ascension fulgurante que seuls les protégés d'un homme politique de premier plan peuvent accomplir. On aurait tort de leur prêter, toutefois, une vision purement cynique du pouvoir. Car alors qu'il devient clair qu'Edouard Balladur va se présenter contre Jacques Chirac à l'Elysée avec de bonnes chances de l'emporter, les Gaymard choisissent de suivre leur mentor de toujours.

Ils rejoignent donc la petite cellule qui, boulevard Saint-Germain, tente désespérément de conserver un peu de crédit politique à un Chirac largement abandonné. Grâce à Clara, encore une fois, ils sont d'ailleurs presque entrés dans le cercle familial des Chirac. Lors de la messe d'enterrement de Jérôme Lejeune, en avril 1994, ces derniers bravent les mises en garde des conseillers en communication qui jugent l'image du médecin trop réactionnaire pour y être associé, et être au premier rang, sur les bancs de l'église.

"J'ai toujours su que Chirac gagnerait au finish", dit à l'époque Hervé Gaymard. C'est pourtant bel et bien un pari. Mais il sera payant. En 1995, une fois la victoire de Jacques Chirac acquise, ils entrent tous deux dans le gouvernement d'Alain Juppé. Elle devient directrice de cabinet de la ministre de la solidarité entre les générations, Colette Codaccioni. Lui secrétaire d'Etat aux finances auprès du ministre de l'économie de l'époque, Alain Madelin. C'est là qu'il fera vraiment ses classes.

Avec Juppé, on ne peut pas dire que les relations soient au beau fixe. Mais avec quel ministre le sont-elles ? Le premier ministre, d'abord empêtré dans ses affaires d'appartement, puis englué dans le conflit social de décembre 1995, se révèle cassant, autoritaire et, qui plus est méfiant envers un Gaymard qu'il croit attaché à son rival Philippe Séguin. Le jeune secrétaire d'Etat s'attaque pourtant à des dossiers à la fois sensibles et techniques : le sauvetage du Crédit lyonnais, le droit de la concurrence, les marchés publics...

En novembre 1995, il rejoint Jacques Barrot aux affaires sociales et devient son secrétaire d'Etat à la santé. Là encore, les dossiers ne sont pas simples : sida, vache folle et réforme de l'assurance-maladie. Mais son sérieux lui fait gagner l'estime de ses collègues en général et de Jacques Chirac en particulier. Le jeune secrétaire d'Etat n'est pas d'un charisme fou, mais le couple gère avec doigté une petite aura médiatique de jeunes premiers. Ils ne sont pas encore de ceux que l'on consulte. Mais ils savent être là dans les victoires comme dans les défaites, et celle-ci vient très vite.

En 1997, la dissolution renvoie Hervé dans sa circonscription, qu'il réussit à sauver. Mais elle renvoie aussi le couple dans le petit cercle des fidèles qui résistent contre vent et marée à la nouvelle désertion touchant Jacques Chirac. Clara en est, évidemment. Plus brillante que jamais, au point que souvent, on juge qu'elle ferait une meilleure politique que son mari. Elle plaide d'ailleurs franchement auprès de Chirac pour que la droite fasse enfin plus de place aux femmes, elle qui a connu, dans le sillage de "sa" ministre Colette Codaccioni, l'éviction des "juppettes". Elle agace pourtant. Trop sûre d'elle, sans aucun doute.

Lorsque la chance politique reviendra, en 2002, et que son mari sera nommé ministre de l'agriculture puis de l'économie, beaucoup craindront qu'elle ne devienne une Cécilia Sarkozy bis. Le jour de sa première conférence de presse à Bercy, elle est d'ailleurs là, à l'endroit où se tenait autrefois Cécilia. Mais elle aura l'intelligence - et l'orgueil - de ne pas s'immiscer au sein du cabinet et de poursuivre sa carrière de présidente de l'Agence française pour le développement international des entreprises, tout en organisant la vie de la famille nombreuse.

Sans réaliser que leur parcours d'enfants gâtés du pouvoir pouvait aussi avoir ses fragilités.

Raphaëlle Bacqué

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.02.05

Le Monde.fr : Hervé et Clara Gaymard, la carriêre

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