logolibePar Annette LEVY-WILLARD

Mark Naison est directeur des recherches urbaines et professeur (blanc) d'études afro-américaines et d'histoire à l'université de Fordham, à New York. Il analyse le débat racial déclenché par le passage de l'ouragan Katrina.

Vendredi, lors d'un concert de soutien, le rappeur Kanye West a accusé Bush de se "ficher des Noirs". Qu'en pensez-vous ?

Si les filles de Bush s'étaient trouvées enfermées dans un stade sans eau, sans nourriture, sans WC, il n'aurait pas attendu cinq jours avant d'envoyer de la nourriture et des bus pour les sortir de là ! Il n'a rien fait. Par racisme, par mépris des pauvres ? C'est une question, mais, en tout cas, ces pauvres gens étaient noirs. Et Bush n'a pas réagi en Président ni en leader politique responsable qui prend aussitôt des mesures pour mettre fin à la souffrance des gens. Il a commencé à être gêné quand les images des 25 000 personnes entassées dans le Superdome ou les 20 000 dans le Coliseum, en larmes, suppliant qu'on vienne à leur secours, ont fait le tour du monde. Je ne crois pas que Bush et son administration avaient compris que les seuls qui restaient à La Nouvelle-Orléans étaient pauvres et noirs. Ils ne réfléchissent pas à la pauvreté. Pour eux, ce n'est pas un problême aux Etats-Unis. Bush a été aussi surpris que le reste de l'Amérique. Comment le pays le plus riche au monde a-t-il tellement de pauvres ?

Les chiffres sur la pauvreté sont pourtant connus.

Le pays connaît une telle ségrégation que les riches et la classe moyenne n'ont aucun contact avec les pauvres. Ils ne les voient pas. C'est pour cela que les pauvres se sont retrouvés coincés dans la ville. Les autorités locales ont donné l'ordre d'évacuation, mais ne se sont pas demandé ce qu'allaient faire ceux qui n'ont pas de voiture, ou qui étaient trop faibles pour partir, ou n'avaient aucun endroit où aller. Personne n'a pris la décision d'envoyer des bus chercher les gens dans les quartiers pauvres.

La politique des républicains a été de décharger le gouvernement de l'aide sociale et de s'en remettre à la charité privée. Bush n'a donc pas le réflexe, ni l'instinct, de comprendre que, dans une crise pareille, il faut mobiliser toute la puissance du pouvoir fédéral. Pendant cinq jours, on a vu que ces citoyens américains n'existaient pas pour leur Président.

Y aura-t-il un "aprês-Katrina" comme il y a eu un "aprês-11 septembre" ?

Personne n'avait jamais vu ça : des dizaines de milliers de personnes sans nourriture et sans toilettes, avec des morts. Personne n'oubliera. Le choc, pour les Américains, a été de voir que les pauvres étaient si nombreux. Et réels. Pour la premiêre fois, la pauvreté n'était plus une statistique mais des personnes qui ont faim, qui pleurent, qui sont en colêre, qui sont obêses, qui sont vieilles, des mêres célibataires avec des enfants, qui n'ont pas d'assurance médicale (comme 44 millions d'Américains), ni d'assurance pour leur maison. Et même pas de voiture. Ces images resteront dans la mémoire collective, comme celles de la répression des manifestations noires pour les droits civiques en 1963. Elles resteront comme un symbole de la présidence Bush. Elles forceront l'Amérique à regarder la pauvreté d'une autre maniêre. Cela prendra peut-être plusieurs années, mais c'est le début d'une prise de conscience. Les gouvernements seront obligés de s'intéresser à la santé, à l'éducation, au logement, aux moyens de transport de ces populations. Et à l'environnement. Les attaques du 11 septembre avaient rendu l'Amérique plus patriote, plus militariste et plus conservatrice. Là, c'est le contraire. L'horreur de La Nouvelle-Orléans va nous forcer à regarder en face nos problêmes intérieurs de pauvreté et d'inégalité. Et à faire quelque chose...

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