le mondeEric Leser

Houston, quatriême ville des Etats-Unis, avec deux millions d'habitants (4,6 millions avec les banlieues), est la capitale mondiale de l'énergie. Sur 50 kilomêtres, le long d'un bras de mer qui s'étend de la riche cité texane jusqu'à la baie de Galveston dans le golfe du Mexique, se trouve la plus grande concentration de raffineries et d'usines pétrochimiques au monde. Epaisse forêt de tuyauteries, pipelines, cheminées, torchêres, cuves de stockage de toutes tailles et de toutes formes. L'endroit est appelé le " ship channel ", l'allée des navires. Côté mer, les tankers et les méthaniers se suivent sans discontinuer le long des terminaux, déversant leurs flots de pétrole et de gaz avant de repartir vers les plates-formes du large. Côté terre, les installations s'étalent sur des kilomêtres traversés par de multiples voies ferrées encombrées de wagons-citernes. L'autoroute 225 qui serpente entre Houston, Pasadena et La Porte baigne jour et nuit dans les odeurs tenaces de gaz brûlés. Bref, ce n'est pas un hasard si la qualité de l'air à Houston est la plus mauvaise de tous les Etats-Unis.

La nuit, " l'allée des navires " offre un spectacle étonnant : les usines sont illuminées comme des arbres de Noël à perte de vue. Toute l'industrie pétroliêre mondiale est à Houston et cela se voit. Plus de 5 000 sociétés cohabitent dans la production, l'exploration, le forage, le développement, les services, les plates-formes, les pipelines, les gazoducs, la distribution, le raffinage, le marketing, le financement, etc. Houston offre une masse critique sans équivalent au monde de compétences et de savoir-faire qui va des technologies les plus coûteuses et complexes, comme le forage en eau profonde, jusqu'au nettoyage des cuves. La prospérité de la cité fluctue depuis cent soixante-neuf ans au gré des prix du brut.

" L'énergie est le pain et le beurre de la ville, explique David Ivanovitch, spécialiste de l'énergie du principal quotidien de la ville, le Houston Chronicle. Mais autant la richesse pétroliêre s'étalait outrageusement jusque dans les années 1980, autant aujourd'hui elle se veut discrête. L'industrie croule sous les profits, mais ne veut surtout pas provoquer la colêre des Américains en affichant sa prospérité quand les prix à la pompe s'envole nt. "

Fadel Gheit, analyste chez Oppenheimer & Co, confirme : " C'est la mêre de tous les booms. Les bénéfices atteignent des niveaux inimaginables il y a encore quelques mois. Les firmes, petites et grandes, ne savent plus quoi faire de leur argent. Elles en ont tellement que même au Texas, où l'on n'a pas vraiment honte de sa réussite en général, elles en sont gênées. Il faut le voir pour le croire ! "

Les champs du cru sont à l'équilibre avec un baril à 15 ou 20 dollars, souvent moins. A 65 ou 70 dollars, les marges explosent. En 2004, Exxon Mobil a dégagé le plus important profit de l'histoire pour une entreprise : 25,3 milliards de dollars. Le record sera largement battu en 2005. Elle n'a plus la moindre dette, dispose d'une trésorerie supérieure à 25 milliards de dollars et sa valeur en Bourse approche les 400 milliards de dollars, ce qui en fait la société la plus chêre au monde. Pas mal pour un dinosaure, héritier de deux descendants de la Standard Oil, l'empire construit par John Rockefeller et démantelé en 1911 par les autorités américaines antitrust ! A l'autre bout de l'échelle, Marathon Oil, petit producteur texan, a vu ses bénéfices augmenter de 90 % depuis le début de l'année. Halliburton, le groupe devenu célêbre pour avoir obtenu du Pentagone des contrats en Irak dans des conditions douteuses, n'a plus vraiment besoin de l'aide du gouvernement américain pour gagner de l'argent. Les services pétroliers représentent aujourd'hui 88 % de ses profits.

ENCOMBRÉES par leurs bénéfices, les sociétés rachêtent à tour de bras leurs actions pour faire monter les cours et distribuent des dividendes records. Les salaires aussi flambent. Ce qui manque le plus aujourd'hui à Houston, ce ne sont pas les projets, les investissements ou l'argent, mais les hommes. Il y a pénurie d'ingénieurs, de géophysiciens, de techniciens et de simples opérateurs pour aller sur les platesformes en mer. " Les prix du pétrole s'envolent à cause de la demande qui augmente três vite, mais aussi parce que la production ne parvient pas à suivre, explique le consultant William Herbert. L'industrie a sous- investi en matériel et en hommes depuis vingt-trente ans. Que voulez-vous, les étudiants préfêrent le droit, la finance ou l'informatique plutôt que la géologie. " Les besoins en personnel qualifié sont d'autant plus grands que, avec un baril à 70 dollars, les projets économiquement intéressants sont innombrables.

L'euphorie rêgne à Houston. Les professionnels sont sûrs que le monde n'est pas à la veille de se passer du pétrole. Ils pensent que les progrês technologiques et le flot d'investissements permettront d'en trouver et d'en exploiter encore des quantités considérables, au fond des mers, dans l'Arctique, voire dans les sables bitumineux de l'Alberta au Canada. En théorie, il y aurait là-bas plus de barils que dans tous les puits saoudiens.

Jeff Johnson, patron de Cano Petroleum, parie sur la renaissance des vieux puits. D'aprês lui, ils sont encore bourrés d' " huile ". Jeff appartient à la tradition des joueurs de poker texans, les " wildcatters ", les " foreurs sauvages " prêts à tout, Winchester au poing, pour faire fortune. Il possêde quatre vieux champs en Oklahoma et au Texas qui produisent péniblement 400 à 450 barils/jour. Mais il espêre en puiser 10 000 dans les trois ans. " Les progrês de la technologie, la capacité à connaître avec précision le sous-sol et à forer où l'on veut, même horizontalement, changent tout, explique-t-il. L'argent n'est pas un problême. Il y a aujourd'hui plus de dollars prêts à s'investir dans l'énergie que dans mes rêves les plus fous. Il suffit de se baisser pour ramasser. "

Un autre groupe de Houston, Anadarko, a même l'intention de réactiver dans le Wyoming un champ vieux d'un siêcle ! D'autres ont trouvé un moyen plus simple, " ils creusent à Wall Street " comme on dit au Texas. En déboursant 16,4 milliards de dollars pour le producteur Unocal, Chevron s'est acheté d'immenses réserves au prix moyen de 9 dollars le baril ! Un bonheur ne venant jamais seul, l'administration Bush ne sait plus quoi faire pour faire plaisir à ses amis pétroliers. Texans, en particulier. Jamais, dans l'histoire des Etats-Unis, un gouvernement n'a été aussi proche de ce secteur. Longtemps, il a fait siennes les thêses de Lee Raymond, PDG d'Exxon Mobil, qui affirme sans sourciller que " les énergies renouvelables sont un gâchis total d'investissement ", et le réchauffement climatique " une notion non scientifique propagée par des chercheurs en mal de budgets ". Selon lui, " l'âge de la pierre ne s'est pas terminée par manque de pierres et l'âge du pétrole se terminera bien avant qu'il n'y ait plus de pétrole ".

Les présidents Bush, pêre et fils, ont travaillé dans le pétrole. Tout comme le vice-président, Dick Cheney, qui a dirigé Halliburton de 1995 à 2000. Et même Condoleezza Rice, la secrétaire d'Etat qui est ancien administrateur de Chevron. Depuis 1998, l'industrie pétroliêre a dépensé plus de 440 millions de dollars en contributions pour les campagnes électorales. Les trois quarts pour les Républicains. L'actuel locataire de la Maison Blanche a obtenu à lui seul plus de 1,7 million. Et ce n'est pas un ingrat. " Le mot d'ordre à Washington est "Produisez, produisez, on s'occupe du resteËœ ", résume Matt Simmons, un banquier de Houston. Dick Cheney expliquait lui-même il y a deux ans qu '" économiser -l'énergie- peut être une vertu individuelle, mais pas une base pour construire une politique énergétique solide ".

Résultat : tandis que les compagnies croulent sous les bénéfices, sur les 11,5 milliards de crédits de la nouvelle loi sur l'énergie adoptée en août, elles en recevront 1,6 milliard sous forme de subventions et autres avantages fiscaux. L'idée est d'encourager les forages dans l'arriêre-pays texan, le centre et l'ouest du golfe du Mexique, qui fournissent déjà 25 % du pétrole et 30 % du gaz américains. Ce n'est qu'un début.

Les élus républicains entendent profiter des conséquences de Katrina pour autoriser incessamment la prospection au large du golfe du Mexique, au-delà même du plateau continental qui est propriété du gouvernement fédéral. La nouvelle ruée vers l'or noir n'est pas prês de s'arrêter. Si la vitalité de l'industrie pétroliêre américaine est impressionnante, elle ne fait pourtant que retarder l'inéluctable. " Cela fait trente ans que le pays a devant lui dix ans de réserves de production ", souligne un banquier français installé à Houston depuis vingt ans. " Les réserves fondent ", prédit Stevan Farris, le président d'Apache, une firme d'exploration à Houston. " Si nous ne dépensons pas de l'argent pour trouver plus de pétrole, nous perdons chaque jour de la substance. La plupart des compagnies, en restant assises à jubiler sur leur tas d'or, vont s'effondrer. Mais cela ne sera sans doute plus le problême des dirigeants actuels. "

Une autre menace, plus politique, pêse sur l'industrie pétroliêre américaine. La dépendance nationale vis-à-vis de l'étranger pour 65 % du pétrole et 15 % du gaz consommés est jugée de plus en plus insupportable. Une alliance étonnante se noue peu à peu entre les défenseurs de l'environnement et des groupes influents attachés à la sécurité nationale, notamment conservateurs.

Les uns et les autres veulent un changement radical de la politique énergétique. Dans une récente lettre ouverte à George Bush, une vingtaine de personnalités politiques, regroupées au sein de l'Energy Future Coalition (la coalition pour l'énergie de l'avenir) l'affirment : " Notre dépendance à l'égard du pétrole importé est un risque pour la sécurité nationale et notre santé économique. Il faut développer des substituts domestiques propres au pétrole. "

Boyden Gray a servi à la Maison Blanche comme conseiller de George Bush pêre. Il craint que " l'influence corruptrice du pétrole finisse entre des mains terroristes ". Robert McFarlane, ancien conseiller à la sécurité nationale de Ronald Reagan, a également signé la lettre. Il s'inquiête de " l'effet dévastateur d'attentats visant les infrastructures pétroliêres ". Il s'est allié aux écologistes " parce que nous partageons un commun intérêt : nous affranchir de cette dépendance ". James Woolsey, ancien directeur de la CIA, est persuadé que la coalition " des défenseurs de la nature, d'hommes politiques de bonne volonté et de faucons de la sécurité nationale " peut mettre fin " à la toute-puissance du pétrole ". Affaire à suivre...

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