Certains médecins ne s'en cachent même plus. Dans son bulletin de septembre, le conseil départemental de l'ordre des Yvelines justifie le fait de refuser, pour un praticien, de soigner un patient bénéficiaire de la couverture maladie universelle (CMU). Estimant que "la médecine libérale est une médecine de liberté", le docteur Frédéric Prudhomme, président de l'ordre, affirme dans un éditorial : "Les médecins ne refuseront pas de recevoir, lors d'une première demande de consultation, quiconque le leur demandera, comme ils s'y sont engagés par le serment d'Hippocrate. Mais au terme de ce premier entretien, le médecin doit demeurer libre de décider s'il accepte de prendre définitivement en charge le patient, ou s'il considère que les conditions imposées par cette prise en charge ne le lui permettent pas de le faire."

Contacté par Le Monde, le docteur Prudhomme se défend d'encourager ses confrères à refuser de prodiguer des soins aux patients CMU. Mais agacé par les mises en cause répétées des médecins sur le sujet, il affirme vouloir "lancer le débat sur la place de la médecine libérale" dans la prise en charge des plus déshérités. "On ne peut pas demander aux médecins libéraux, au nom de la déontologie, d'assumer tous les problèmes sociaux de notre société, s'insurge-t-il. Nous avons un système hospitalier, qui fonctionne bien, pourquoi ne prendrait-il pas en charge les plus pauvres ?"

Si elle peut paraître logique, cette vision très libérale de la pratique médicale n'en est pas moins contraire à tous les principes qui fondent la médecine. Au-delà de l'obligation déontologique, pour un médecin, de prendre en charge tous les patients sans considération de condition sociale, d'origine, de moeurs ou de religion (article 7 du code de déontologie), se surajoute, pour les patients relevant de la CMU, une obligation légale.

La loi du 27 juillet 1999, portant création de la CMU, oblige en effet tous les professionnels de santé conventionnés à recevoir les patients qui en bénéficient et à leur appliquer le tiers payant intégral (dispense d'avance de frais). La loi interdit également aux médecins de demander des honoraires supérieurs aux tarifs conventionnés, y compris pour les praticiens en secteur 2.

Ce sont justement ces médecins, qui pratiquent les honoraires libres, qui sont les plus concernés par les refus de soins. Réalisée pour le compte du fonds CMU et rendue publique en juin, une enquête par testing dans six villes du Val-de-Marne a montré qu'en moyenne 14 % des médecins refusent de recevoir des patients CMU.

Chez les généralistes de secteur 1, qui ont les honoraires les moins élevés, les refus sont quasiment nuls (1,6 %). Les généralistes de secteur 2, en revanche, sont 16,7 % à se soustraire à l'obligation de recevoir ces patients. Quant aux spécialistes de secteur 2, ils sont 41 % à refuser les assurés CMU, une proportion semblable aux refus pratiqués par les dentistes (39,1 %).

L'enquête du fonds CMU venant corroborer des précédents testings, réalisés notamment par Médecins du monde, le Collectif interassociatif sur la santé (CISS) et le Collectif des médecins généralistes pour l'accès aux soins (Comégas) ont saisi, début juillet, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde).

Dans une délibération adoptée lundi 6 novembre et qui sera rendue publique dans les jours prochains, la Halde a statué : selon nos informations, elle considère que le refus de soin aux patients CMU constitue bel et bien une discrimination. L'autorité indépendante s'appuie notamment sur l'article L.1110-3 du code de la santé publique, qui dispose qu'"aucune personne ne peut faire l'objet de discriminations dans l'accès à la prévention ou aux soins".

Pour la Halde, il convient désormais aux instances disciplinaires de rappeler les praticiens à leurs devoirs. Le conseil national de l'ordre des médecins fait cependant valoir qu'il a toujours condamné les pratiques de refus de soin. "La CMU ouvre un droit à l'accès au soin égal à celui des autres assurés, explique le docteur Patrick Bouet, secrétaire général adjoint du conseil national de l'ordre. Refuser de soigner ces patients est donc contraire à la déontologie. Mais il est certain que des difficultés existent, pour les praticiens, dans la prise en charge de ces patients."

"Nous sommes partisans d'une médecine libérale et sociale et nous condamnons l'attitude des confrères qui refusent de recevoir des patients CMU, renchérit le docteur Michel Chassang, président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF). Mais il faut bien voir que ces médecins ont leurs raisons."

Parmi les motifs invoqués pour expliquer les refus de soins figure en priorité la question financière. Les médecins de secteur 2 étant contraints de pratiquer les tarifs de la Sécurité sociale quand ils reçoivent des patients CMU, certains rechignent à multiplier ces consultations qui font baisser leur chiffre d'affaires.

Les réticences des praticiens se sont par ailleurs accentuées depuis la réforme de l'assurance-maladie de 2004, qui pénalise de 10 % les patients hors parcours de soin. Dans le cas des patients CMU, ces pénalités sont souvent défalquées des honoraires des praticiens. "Du coup, cette réforme a offert un nouveau prétexte aux médecins qui rechignent à soigner les pauvres pour ne pas le faire", déplore le docteur Philippe Foucras, fondateur du Comégas.

Moins avouables encore sont les appréciations que portent certains médecins sur les patients CMU. Les préjugés sont nombreux, allant de l'accusation de comportements incivils (ils ne respecteraient pas les horaires des cabinets médicaux, seraient trop revendicatifs...) aux soupçons de fraude et d'abus. "La moitié sont des truands dans ceux que je vois. Il y en a qui vivent mieux que moi, sans doute parce qu'ils ne déclarent rien aux impôts. Ça nous énerve !", confiait un pédiatre de secteur 2 aux rédacteurs de l'enquête pour le fonds CMU. "Souvent, c'est vrai, la situation sociale des patients CMU peut faire tache dans la clientèle traditionnelle d'un médecin de quartier bourgeois", avoue sans fard M. Chassang.

Pour clarifier la situation, le ministre de la santé, Xavier Bertrand, vient de confier une mission à Jean-François Chadelat, inspecteur général des affaires sociales, par ailleurs directeur du fonds CMU. Illégale et antidéontologique, la pratique du refus de soin pourrait toutefois prospérer tant les sanctions sont rares. Les caisses primaires d'assurance-maladie ne sont quasiment jamais saisies de plaintes de bénéficiaires de la CMU.

Le conseil de l'ordre n'a eu, pour sa part, connaissance que de deux sanctions disciplinaires, l'une se soldant par un blâme, l'autre par une interdiction de dispenser des soins pendant un mois. "La plupart des patients CMU n'ont ni le temps, ni les moyens d'engager des démarches, ils préfèrent se concentrer sur la recherche d'un médecin plus conciliant, souligne le docteur Foucras. Pour eux, se voir opposer un refus de soin, c'est malheureusement une exclusion qui s'ajoute aux autres."

Cécile Prieur

Article paru dans l'édition du monde du 11.11.06


Sans-papiers et sans médecin

Mise en place sous le gouvernement Jospin par l'ancienne ministre des affaires sociales, Martine Aubry, la CMU a succédé à l'aide médicale départementale qui accordait aux plus pauvres une couverture maladie, plus ou moins généreuse en fonction des conseils généraux. A cette logique de charité et d'assistance, la loi du 27 juillet 1999 a substitué une logique de droits : depuis le 1er janvier 2000, toute personne résidant en France de façon stable et régulière et ayant des revenus inférieurs à 598, 23 euros par mois est prise en charge à 100 % par l'assurance-maladie, sans avoir à faire d'avance d'argent. Au 1er décembre 2005, 4,7 millions de personnes bénéficiaient de cette couverture universelle, dont l'objectif est de réduire les inégalités d'accès aux soins pour les plus démunis.

Les pouvoirs publics accordent également une aide médicale d'Etat (AME) à 180 000 étrangers en situation irrégulière, présents depuis au moins trois mois en France. Les procédures administratives, en matière d'AME sont pourtant loin d'avoir acquis la simplicité du dispositif CMU. Les droits de l'assuré CMU sont inscrits sur sa carte Vitale, l'informatisation des données permettant aux médecins d'être remboursés par l'assurance-maladie dans un délai de cinq jours. Rien de tel pour les patients AME, restés aux formulaires papiers : les praticiens ne sont payés que plusieurs semaines après la consultation.

Résultat, "les portes se ferment trop souvent devant les porteurs de la CMU, et encore plus devant les bénéficiaires de l'AME", souligne Médecins du monde (MDM), dans son rapport sur l'accès aux soins des plus démunis, publié le 17 octobre. Selon MDM, qui a procédé à une enquête téléphonique auprès de 725 généralistes dans 10 villes de France, près de 4 médecins sur 10 refusent les soins pour les bénéficiaires de l'AME contre 1 sur 10 pour ceux de la CMU. Les médecins de secteur 2 (honoraires libres) refoulent deux fois plus souvent les sans-papiers - 59 % d'entre eux leur refusent les soins contre 34 % des médecins en secteur 1 (honoraires conventionnés). "Cela est d'autant plus scandaleux que ces patients sont dans une situation de très grande fragilité, avec des besoins médicaux lourds, comme des maladies infectieuses", dénonce le docteur Mady Denantes, de MDM.

Pour éviter les refus de soins, MDM demande l'inclusion du dispositif AME dans la CMU. A défaut, elle plaide pour la suppression des contraintes administratives imposées aux bénéficiaires de l'AME, comme l'obligation de prouver une domiciliation, qui constitueraient autant de freins à l'accès aux soins. MDM relève ainsi que 82 % des personnes reçues dans ses dispensaires ont droit à une couverture maladie, au titre de la CMU ou de l'AME, mais n'ont pas de droits ouverts quand ils se présentent.

Article paru dans l'édition du monde du 11.11.06 (même auteur)