Farine. Début mai, les hostilités ont repris avec la diffusion sur la télévision publique (peu regardée) du documentaire du vétéran Bill Moyers, Buying the War («Accepter la guerre»). En recensant les principales charges (absence de questionnements des motifs de la Maison Blanche, crédulité des reporters, relégation des articles sceptiques en fin de journal...), ce journaliste respecté a recueilli les confidences penaudes d'un certain nombre d'acteurs de l'époque. L'ancien présentateur de CBS, Dan Rather, admet : «Nous n'avons pas assez creusé. Je ne crois pas que l'on puisse excuser ma performance et celle de la presse en général dans les préparatifs de la guerre.» L'ex-PDG de CNN, Walter Isaacson, pour expliquer le bilan médiocre de la chaîne qu'il dirigeait, lâche : «Il y avait une police du patriotisme dans la foulée du 11 septembre, et quand nous montrions des images de victimes civiles par exemple, nous recevions des coups de téléphone des annonceurs et du gouvernement qui nous taxaient d'antiaméricanisme...» 

Mais si, à l'exception d'une poignée de reporters, la plupart des journalistes américains se sont fait rouler dans la farine par l'administration Bush, ce sont les éditorialistes et chroniqueurs qui en ont été la vraie chambre d'écho. La plupart de ces va-t-en-guerre ont refusé de rencontrer Moyers. Seul le jeune «faucon de gauche» Peter Beinart a accepté de répondre, et sa prestation fait peine à voir : il admet qu'il n'a jamais mis les pieds en Irak, qu'il n'est pas spécialiste du Proche-Orient, mais qu'il «a beaucoup lu sur la question» et que cela le rendait parfaitement apte à disserter doctement sur le conflit qu'il appelait de ses voeux...

Quelques jours après la diffusion du documentaire, le journaliste David Halberstam est mort. «Ce décès  [accidentel]  est venu nous rappeler combien la presse américaine a failli à sa tâche ces dernières années, confie le critique des médias Eric Boehlert. Halberstam était le reporter qui, en racontant en 1963 ce qu'il voyait sur le terrain au lieu de ce que lui rapportaient les généraux lors des briefings, avait perçu avant tout le monde que l'engagement américain au Vietnam virait à la déroute.» Tous les patrons de presse ont versé leur larme lors de l'enterrement d'Halberstam. Bien peu, en revanche, ont remis en cause leur couverture de l'avant-guerre.

Le grand hebdomadaire Time, par exemple, a récemment fermé plusieurs bureaux à l'étranger et licencié des dizaines de reporters, mais n'a pas hésité à recruter comme chroniqueurs grassement payés Peter Beinart et les néoconservateurs Bill Kristol et Charles Krauthammer, qui ont eu tout faux sur l'Irak. Le magazine iconoclaste Radar s'est amusé à dresser un «avant/après» des éditorialistes qui ont tartiné sur la guerre. Il en résulte que la quasi-totalité de ceux qui avaient pris parti pour l'invasion a été promue (et est riche), alors que ceux qui avaient décrit avec prescience le désastre sont restés à leur place dans des petits journaux (et demeurent pauvres). Titre de l'article : «La méritocratie pour les imbéciles.»

Incestueuse. Pour l'universitaire Lance Bennett, auteur d'un livre sur les défaillances de la presse (1), le problème tient à la culture incestueuse des médias et du pouvoir : «La presse réalise ses erreurs sur l'Irak, mais elle est incapable de lutter contre sa dépendance à l'égard du pouvoir à Washington. Faire partie du petit cercle des élites est devenu plus important que d'aider le public à comprendre les événements.» 

Parmi les rares médias qui ont fait leur mea-culpa et tentent de se réformer, on trouve le New York Times. La «vieille dame grise» a récemment pris l'initiative de ne plus participer à deux dîners traditionnels du Tout-Washington politico-médiatique (avec séquence «humoristique» obligatoire du Président), et a embauché comme médiateur l'ancien rédacteur en chef du groupe de presse Knigth Rider, qui fut le seul à publier avec constance, dans ses quotidiens régionaux, des articles mettant en doute les raisons avancées par la Maison Blanche pour aller déloger Saddam Hussein. Pour la prochaine guerre, ses conseils seront utiles.


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© Libération du 29 mai 2007