«Nous allons vous conduire dans la cité communiste idéale», lance Crazy Bartek à un groupe d’Occidentaux. Dans cette petite agence de tourisme de Cracovie du nom de Crazy Guides, tous les guides précèdent leur prénom de l’adjectif Crazy. «Après avoir visité la Cracovie des bourgeois, nous allons à Nowa Huta, le paradis des ouvriers», annonce le guide. La famille Cricketts, venue de Cardiff pour quatre jours de vacances à Cracovie, a opté pour le tour «Communisme de luxe», soit quatre heures pour 44 euros. Ils montent à bord de deux Trabant, cette petite voiture culte conçue en Allemagne de l’Est. «Regardez, c’est dans ces beaux immeubles que vivaient heureux les ouvriers à l’époque communiste, lisant après le travail dans l’aciérie Marx et Engels», explique-t-il sur le ton de la dérision. Le moteur à deux temps fait un bruit infernal. Assises sur la banquette arrière, Ruth et sa fille Sarah ont du mal à entendre les explications.

Bas-relief.  Ils ne vont pas loin. Nowa Huta («nouvelle aciérie») et ses 200 000 habitants sont à peine à une dizaine de kilomètres du centre historique de Cracovie, où se pressent Japonais, Italiens ou Américains. A Nowa Huta, pas un seul touriste, à l’exception d’un autre petit groupe de l’agence de Crazy. Tim jette un coup d’œil au moteur de la Trabant, sa femme et ses filles admirent l’architecture stalinienne. Les immeubles portent des colonnades majestueuses un peu style renaissance et des décorations classiques à bas-relief, tout au long de larges avenues ornées de lanternes monumentales, qui se déroulent à perte de vue. Conçues pour des défilés du 1er Mai, elles permettent aujourd’hui de circuler sans embouteillages. «Ce devait être fantastique pour les gens de vivre ici, d’avoir l’eau courante, l’électricité, une cuisine, une salle de bain. Après la guerre, la différence de niveau de vie entre les pays communistes et capitalistes ne devait pas être grande», s’exclame Ruth. La vérité est «plus compliquée», nuance Bartek. «Nowa Huta a été conçue par Staline pour punir Cracovie, ville universitaire. Les communistes voulaient une forte classe ouvrière pour soutenir le régime. Les aciéries Lénine employaient 80 000 personnes. Elles ont entraîné un désastre économique et écologique. L’idéologie s’est vite effondrée.»

Les immeubles sont noirs de pollution, même si l’aciérie a fortement réduit sa production. Les gens n’ont plus de travail. Pour les sociologues, Nowa Huta offre un terrain idéal d’étude sur les groupes de hooligans et de supporteurs de foot. Pour les architectes, elle est l’exemple d’un urbanisme rare et d’une architecture unique. «Comme Staline, beaucoup d’autres dictateurs ont imaginé des villes idéales. Mussolini a construit Eur, une cité pour l’exposition universelle, près de Rome», raconte Bartek. «En Grande-Bretagne, relève pour sa part Tim, on a Milton Keynes, une cité pour les ouvriers, mais elle porte le nom d’un économiste capitaliste : John Maynard Keynes.»

Pour faire vrai, on déjeune à midi dans un des fameux bars mleczny (bar laitier), une cantine populaire proposant des plats à base de farine et produits laitiers, la viande à l’époque communiste faisant défaut. Presque rien n’a changé. Les mêmes plats, le même décor. Des candélabres qui pendent d’un plafond haut de 6 mètres au-dessus de petites tables modestes recouvertes de toile cirée. Les mêmes assiettes en faïence bon marché, ébréchées par le temps, le même service offert d’un guichet ouvrant sur une cuisine, où les cuisinières vêtues de blanc se passent des commandes «Pierogi ruskie raz», sorte de ravioli farci de pommes de terre et de fromage frais. Seule innovation, les fourchettes en plastique ont remplacé les fourchettes en aluminium. Là, non plus, il n’y a pas de touristes, seulement des retraités, les pauvres d’aujourd’hui, qui mangent pour 2 euros. «Sans notre guide, on n’y serait jamais entré», dit la famille Cricketts.

«Tickets de rationnement».  «Tout ce qui concerne la vie des gens à l’époque communiste intéresse nos touristes. Parlait-on polonais ou russe ? Comment fonctionnait le système des tickets de rationnement ? Les gens étaient-ils espionnés ? sont les questions les plus courantes. Et bien entendu, est-ce mieux maintenant ?» raconte Crazy Bartek, et son collègue Crazy Kuba, tous deux étudiants, à peine âgés de 5 ans quand le Mur de Berlin est tombé. «On a tout appris de nos parents ou en regardant des films de l’époque», reconnaît Bartek, étudiant en économie.

Dernier point du tour, une visite dans un appartement qui est comme un mini-musée de l’époque. Sur une table, médailles communistes, tickets de rationnement, cartes d’adhésion au Parti, mais aussi des tracts de Solidarité. Aux murs des images pieuses, un Jésus, une Vierge Marie et les photos de Jean Paul II. Archevêque de Cracovie, sa ville d’origine, il fit construire la première église de Nowa Huta.

Par Maja ZOLTOWSKA

Article original paru dans Libération du 20 août 2007