Il a suffi qu’une vidéo anticorrida sponsorisée par le chanteur Renaud soit interdite par le BVP et qu’une soixantaine de militants abolitionnistes (chiffre des organisateurs) manifestent pendant la récente feria de Dax, où les cinq corridas se déroulaient à guichets fermés, pour que Libération, après d’autres, en fasse «l’événement» de l’été. Soit. Qu’on n’aime pas la corrida, qu’on préfère une vie de porc à celle du taureau de combat (toro bravo) et la mort d’un bœuf dans le silence des abattoirs à celle d’un taureau dans la lumière d’un dernier combat, c’est le droit de chacun.

Mais qu’on ose qualifier de «torture» le périlleux face-à-face de l’arène, c’est une insulte à tous les suppliciés de la terre. C’est aussi un piètre service rendu aux défenseurs de la condition animale qui luttent contre certaines formes d’expérimentation menées sur des bêtes impuissantes. C’est enfin une pierre dans le jardin des écologistes : car il faudrait bientôt, si l’on écoutait les abolitionnistes, compter les taureaux de combat au nombre des espèces menacées et remplacer les vastes territoires où ils grandissent, sauvages et insoumis, par des usines d’élevage industriel. Qu’il faille s’indigner de la marchandisation du vivant, lutter pour une amélioration des conditions de vie, de transport et d’abattage de certaines espèces, on en conviendra aisément : aucun animal n’est une chose. Mais si la corrida devait être un jour interdite là où elle est aujourd’hui autorisée, ce serait bien sûr une perte culturelle pour toutes ces régions de France — et du monde — qui en ont fait une part déterminante de leur humanité ; ce serait aussi une perte esthétique (qu’on songe seulement à tous ces artistes, écrivains, penseurs qui, en deux siècles d’existence de la corrida, y ont puisé une part essentielle de leur inspiration), mais ce serait peut-être surtout une perte morale. Doublement : une dimension essentielle de «l’être-homme» et de «l’être-animal» disparaîtraient avec la corrida. L’interdire, ce serait non seulement condamner à l’extinction immédiate l’espèce animale qui en est le protagoniste, ce serait aussi priver les hommes de la forme la plus universelle de tauromachie — qui est elle-même une constante anthropologique. Ce serait enfin céder à un dangereux appauvrissement du raisonnement moral : réduction de toutes les espèces animales à l’«animal», réduction de l’animal à la victime (et de l’homme au bourreau), réduction de l’animalité à sa disneylandisation, réduction de la «nature» au règne de l’harmonie des peuples et de la tranquillité bourgeoise, réduction des sentiments moraux à la pitié, réduction de la valeur de la vie pour le vivant à l’absence de douleur, assimilation de la douleur de l’animal, essentielle à sa survie, à la souffrance humaine et au mal absolu dans la nature.

Et pourtant, oui, nous avons des devoirs vis-à-vis des espèces animales, et d’abord celui de ne pas les confondre sous un nom cache-misère d’animal, qui ne fait qu’entretenir la confusion : qui voudrait traiter son chien comme la vipère, qui voudrait qu’on réserve aux dauphins le sort promis aux criquets pèlerins qui ravagent les récoltes africaines, qui voudrait qu’on traite les taureaux de combat comme les paisibles ruminants qui peuplent nos campagnes ?

Mais nous avons aussi bien d’autres devoirs vis-à-vis des animaux, et la corrida, loin de les transgresser, en est la démonstration par excellence. Le premier est de les respecter comme l’«autre» de l’homme mais non comme son semblable. La corrida montre le toro comme un être qu’on honore en le combattant et non comme un être qu’on avilit en l’abattant ; mais en même temps elle ne traite pas le toro en égal de l’homme, et c’est pourquoi celui-ci doit en triompher — à condition d’avoir le courage et l’intelligence d’en affronter la redoutable puissance. Un autre devoir que nous avons vis-à-vis des animaux est de respecter leur nature propre : considérer le chat comme un animal affectueux, le chien comme un compagnon fidèle, et le toro bravo comme un être… bravo, c’est-à-dire comme un être qui doit vivre librement et mourir en combattant, parce qu’il est naturellement agressif et indomptable. L’éthique à laquelle répond la mort du toro bravo se résume donc à la formule : «mieux vaut mourir en combattant que de ­vivre à genoux». C’est la formule de la bravura — celle du toro donc, même si c’est aussi celle que le ­torero doit, d’une certaine façon, faire ­sienne pour avoir le droit de l’affronter.

Le troisième devoir est de respecter les relations affectives et contractuelles que l’homme a vis-à-vis des différentes espèces. Lorsqu’il n’y en a pas (dans le cas des espèces «sauvages»), nous avons un devoir de protection des espèces menacées, dans le respect des équilibres écologiques. Lorsqu’il y en a (dans le cas des espèces «domestiques»), nous devons respecter loyalement ces rapports, par exemple respecter dans le chien le «meilleur ami de l’homme» ou dans le mouton la relation d’échange, pâturage contre laine, nourriture aujourd’hui contre nourriture demain. L’espèce «taureau de combat» n’est ni domestique ni sauvage, mais entretenu dans une sorte d’«hostilité familière». Ni ami puisqu’on le combat ni ennemi puisque l’homme se mesure à lui : c’est l’adversaire. Cette ambiguïté de la personnalité du toro bravo pour l’homme (à la fois son meilleur ami et son meilleur ennemi) révèle le double sens de l’éthique de la corrida : d’un côté lutte tragique avec l’antagoniste, d’un autre côté duel ludique avec le partenaire.

Car enfin, les autoproclamés défenseurs des animaux compatissent peut-être aux souffrances de certains, mais aiment-ils vraiment ce que sont les animaux, ce qu’ils font, ce qu’ils incarnent ? Qui aime les chiens sait qu’ils n’«aiment» pas la liberté individuelle, au sens humain du terme, mais l’obéissance à un maître. Qui aime les taureaux de combat sait qu’ils n’«aiment» guère qu’on les cajole comme des bêtes de compagnie ; il sait aussi que, plus encore que d’autres espèces «sauvages», le pire mal pour eux est le stress lié à la contention ou à la menace, plus que la «douleur», qui est anesthésiée par le combat et transformée en combativité : le soldat — ou le torero ! — «oublie» ses blessures dans l’ardeur de la bataille, elles sont absorbées par l’action et transformées en actes.

Et puisque, défenseurs ou adversaires de la corrida, il faut forcément que nous puisions notre argumentation dans notre identification au taureau, faisons en commun cette expérience de pensée. Que préférons-nous ? Une vie enchaînée de bœuf de labour qui s’achève passivement à l’abattoir ou une vie libre de taureau qui se prolonge en vingt minutes de combat vaillant ? Peut-être hésitez-vous… Mais alors, si seulement vous hésitez, ne jetez pas l’opprobre sur ceux qui préfèrent la vie, le combat et la mort du toro bravo, ceux qui pensent qu’il a un des sorts les plus enviables de toutes les espèces animales que l’homme s’est appropriées pour servir ses fins et qui peuplent son imagination. Ne mettez pas à mort la corrida et les taureaux de combat, respectez ceux qui les aiment.

Dernier ouvrage paru : Philosophie de la corrida, (éd. Fayard, 2007).

Article original paru dans Libération le 28 aout 2007