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Marseille de notre correspondant

Attention ! Ces gens-là sont dangereux. Ils prétendent qu’on peut rouler à l’huile de friture. “Joyeuses frites ! écrit l’un, que l’émulsion vous gagne, et que l’huile fasse sa tâche.” Des dingues ?

Prenez Thierry Rougier, ingénieur informatique à Marseille, 33 ans. Il a revendu sa voiture neuve pour faire l’expérience. Son vieil Espace, assure-t-il, roule moitié au gazole, moitié à l’huile de friture, sans modification. “10 000 km sans problême”, assure-t-il. Il récupêre l’huile de tournesol usagée dans son restau d’entreprise, la filtre, puis alimente sa vieille voiture diesel. Son copain Christophe Oudelin met de l’huile à 100 % dans sa 405 diesel, aprês avoir transformé les injecteurs, ajouté une pompe de prégavage et un préchauffeur, pour un coût de 400 euros. Ça marche bien, ça pollue moins, même si le pot d’échappement sent la frite. Et ça récupêre les huiles usagées, “qui d’habitude finissent dans le caniveau”. Génial ? “On n’a rien inventé”, rétorque Thierry Rougier. Rudolf Diesel, en créant son moteur, fin XIXe, le faisait rouler à l’huile de lin. “L’automobile qui roule à l’huile, elle est vieille comme le monde de Rudolf”, écrit un adepte, dans un petit livre autoproduit (“Rouler à l’huile de tournesol, pourquoi et comment mettre des fleurs dans son moteur ?”).

“Qui croire, qui ne pas croire ?”

Mais rouler à la frite, quand on vit en ville, c’est du boulot. “Beaucoup de manipulation”, soupire Thierry Rougier. Il faut être militant. Une nuit pour filtrer l’huile. Et ensuite, que faire des tissus pleins de graisse ? Il faudrait un réseau de récupération, un garage pour stocker… Et surtout, lancer une expérimentation à grande échelle. Les Marseillais de “Roule ma frite”, qui font fonctionner une dizaine de véhicules, veulent “ouvrir le débat, explique Thierry Rougier. En France, on discute beaucoup, mais on est toujours dans le lobby”. Ils ne prétendent pas détenir la science infuse, se posent des questions. Il y a des doutes : l’huile de friture serait nocive si on y a cuit des viandes animales. “Le travail de recherche doit être poursuivi, estime un militant, afin de garantir un développement cohérent et responsable.” Thierry Rougier s’interroge : “Certains disent que l’huile végétale encrasse les moteurs et engendre une usure avancée. Qui croire ? Qui ne pas croire ? On pourrait faire tourner quelques bus dans une ville pour faire une étude. Mais ça demande des moyens.” Ça s’est fait, en 2001, à Berkeley (Californie). “On ne veut pas marcher en parallêle du systême, on veut le faire évoluer, insiste Rougier. On n’est pas des hurluberlus écolos sortis du Larzac. Et s’il faut payer une taxe, on la payera.” Pas question de partir à l’aventure : “Ça ne sert à rien de promouvoir ça sur toute la planête. Il faut d’abord développer les expérimentations.

Mais en France, ça coince. Pourtant, loin des villes, des agriculteurs font rouler leur tracteur à l’huile végétale pure (HVP). Ils sont des centaines, peut-être des milliers. Procédé simple et révolutionnaire : le paysan fait pousser son tournesol, le presse, puis alimente son tracteur. Une fois l’huile produite, il récupêre le résidu de graine (tourteau) et s’en sert pour nourrir son bétail. Le tournesol présente bien des avantages : il nécessite peu d’eau et d’engrais pour sa culture. Au final, ça permet l’autosuffisance. L’autarcie. Artisanale, la production d’huile végétale ne nécessite ni infrastructures, ni investissements lourds. De plus, elle permet de lutter contre la désertification des zones rurales. Et, par rapport aux biocarburants produits industriellement, elle offre un meilleur rendement énergétique, pollue moins. Une étude réalisée par PriceWaterhouseCoopers pour l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) en 2002 donne des résultats spectaculaires. Le rendement énergétique (différence entre l’énergie utilisée pour produire et l’énergie restituée) est de 0,9 pour le gazole, de 3 pour les biocarburants industriels, de 4,7 pour l’huile de colza, et de 5,5 pour l’huile de tournesol ! Quant à l’impact sur l’effet de serre, il est aussi, sans conteste, à l’avantage des HVP, cinq fois moins polluantes que le gazole.

L’HVP peut donc représenter une solution alternative. Entre flambée du prix du pétrole, nécessité de réduire les gaz à effet de serre, et besoin de créer des emplois en zone rurale, la place est grande, d’autant que la France est três en retard sur tous les biocarburants. Discrêtement, des presses à HVP se diffusent à travers le territoire. “Le tissu social agricole est en train de prendre conscience du potentiel qu’il a sous les pieds”, assure un spécialiste.

“140 pompes en Allemagne”

Toutefois, il y a un gros hic. L’HVP est mal vue, três mal vue des lobbies pétroliers, agroindustriels, et de l’administration des Finances. Demandez à Alain Juste : Valenergol, son entreprise fondée en 1996 à Pont-du-Casse (Lot-et-Garonne) pour produire de l’huile de tournesol, a été poursuivie par les douanes, qui lui réclament la TIPP (taxe intérieure sur les produits pétroliers). Condamné en appel, fin 2002, Alain Juste refuse de payer. Les douanes s’apprêtent à réclamer leur créance - 10 000 euros. Pendant ce temps, s’insurge Alain Juste, “en Allemagne, on trouve de l’HVP en vente dans 140 pompes”. Légale, de l’autre côté du Rhin. Ici, on ne sait pas trop. Les tenants français de l’HVP crient à l’injustice : pourquoi d’autres biocarburants, fabriqués industriellement, sont-ils autorisés et bénéficient-ils d’une exonération fiscale ? Olivier Géron, du syndicat Solidaires douanes à Bordeaux, dénonce “une filiêre cadenassée” et “des sanctions accentuées” depuis 2004, à rebours des directives européennes.

La situation est bancale. Pour les autorités françaises, l’HVP n’est pas légale. Mais une directive européenne de mai 2003 a reconnu l’HVP comme biocarburant. Pour les autorités européennes, il convient de l’autoriser et de le favoriser, par exemple via l’exonération fiscale. C’est ce qu’on fait en Allemagne. En France, rien. L’HVP est toujours considérée comme illégale. On la tolêre, dans l’agriculture : tout le monde sait que des paysans roulent à l’HVP. On ne les poursuit pas, tant qu’ils restent marginaux. Pendant ce temps, le gouvernement développe la filiêre industrielle du biocarburant, avec les gros producteurs d’oléagineux. C’est elle, et uniquement elle, qui est prise en compte dans le plan de développement dévoilé début février. Cette filiêre offre un double avantage : utilisé en mélange avec le gazole, le biocarburant industriel est vendu aux pompes classiques et ne requiert pas de modification des moteurs. Il permet aux pétroliers de garder le contrôle du marché des carburants et n’oblige pas les constructeurs automobiles à se remettre en cause ou à produire en masse des moteurs mixtes, comme au Brésil. “Le plan biocarburant français ne parle que des éthanols et du Diester [industriels] pour étouffer la filiêre HVP, regrette Alain Juste. On ne nous laissera que les miettes. C’est une histoire de gros sous.

“Un usage de niche”

En haut lieu, l’HVP n’a pas la frite. A l’Ademe, Jacques Poitrat, ingénieur, estime qu’elle “peut três bien fonctionner avec des véhicules de vieille technologie diesel”. Toutefois pas pour les diesels HDI modernes : il y aurait “trop de risques pour la pompe à injection”. Un avis contesté : les tenants de l’HVP rappellent que des kits d’adaptation pour les moteurs fonctionnent “partout en Europe, sauf en France, bizarre, non ?”. Poitrat ne voit d’application possible que sur les tracteurs, mais pas plus : “L’HVP ne peut pas être une solution banalisée pour M. Tout-le-Monde”, assure l’ingénieur. D’où le choix exclusif des biocarburants industriels. “Si on a promu la transformation industrielle, c’est pour faire un carburant universel, explique Jacques Poitrat. L’ester peut être ce carburant universel, car il devient une composante du gazole. L’HVP, non. Il n’a qu’un usage de niche.”

C’est juste parce qu’on en a décidé ainsi, rétorque Jacques Lambert, de l’Institut français des HVP : “On favorise ce qui est grand et centralisé, selon l’idée que ce qui est grand est rentable. Mais on peut faire beaucoup avec un produit tout simple.” Pour Jean-Loup Lesueur, pionnier en Haute-Garonne, il faut s’attaquer au “problême structurel que représente le dysfonctionnement de l’Ademe : censée gérer les budgets du développement durable dans l’intérêt des citoyens, l’Ademe représente en fait un cartel d’intérêts privés nommé Agrice (Agriculture pour la chimie et l’énergie), où se retrouvent TotalFinaElf, Rhône-Poulenc, EDF, Sofiproteol, ainsi que tous les lobbies agricoles. L’Ademe ne peut pas faire les deux : ouvrir la voie aux solutions les plus intéressantes tout en protégeant un groupement d’intérêts. Et l’Etat n’exerce pas de contrôle sur cette dérive.” Alors, joyeuses frites ? Pas pour tout le monde.

Par Michel HENRY
lundi 11 avril 2005

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