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Le non français et néerlandais à la Constitution européenne a plongé l'Europe dans une crise d'identité, nourrie par une profonde angoisse face au marasme économique qui frappe ces pays comme l'Union tout entiêre. Selon les néoconservateurs, la seule solution à ce malaise économique consisterait à démanteler les prestations et les acquis sociaux qui, depuis des décennies, définissent l'idée européenne d'une qualité de vie inséparable de la responsabilité sociale, et à faire triompher le marché et la libre concurrence. Ainsi, à les en croire, la croissance reviendra et la population s'enrichira.
Les socialistes affirment à l'inverse que le modêle libéral anglo-américain, qui privilégie les gagnants, profitera aux riches et appauvrira les travailleurs, aboutissant à un ordre social plus brutal et plus précaire. Les électeurs de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, bastion socialiste de longue date, ont désavoué le Parti social-démocrate, lors des élections régionales du 22 mai 2005, en réaction à la tentative du chancelier Gerhard Schröder, souvent jugée trop agressive, pour imposer des réformes libérales à l'américaine au détriment de programmes sociaux financés par l'Etat et auxquels les Allemands tiennent beaucoup.
Curieusement, l'enjeu de l'actuel débat constitutionnel en Europe, c'est moins la Constitution européenne que l'avenir même du capitalisme, non seulement en Europe mais dans le monde entier. De plus en plus d'Européens se demandent si le modêle libéral ou l'économie sociale de marché est la voie idéale pour construire l'économie de demain. Les référendums ont offert aux électeurs français et néerlandais un moyen indirect d'exprimer leurs espoirs, leurs préjugés et leurs craintes face à l'évolution économique.

Voilà qui me ramêne vingt ans en arriêre, lorsque Mikhaïl Gorbatchev, en réponse au mécontentement populaire tant en URSS que dans les pays satellites d'Europe centrale et orientale, lança sa fameuse perestroïka. Il espérait qu'elle stimulerait un réexamen critique des défauts et des échecs du communisme. Il comptait préserver la vision socialiste en réformant les pratiques nocives qui, depuis les tout débuts de l'expérience soviétique, avaient dénaturé l'idéologie marxiste. Mais ces réformes venaient trop tard pour sauver un systême moribond, et c'est tout l'édifice communiste qui finit par s'effondrer.
Au printemps, pour marquer le vingtiême anniversaire de la perestroïka, Mikhaïl Gorbatchev a présidé un forum à Turin. L'événement a rassemblé des dirigeants ou ex-dirigeants venus du monde entier pour une célébration qui ressemblait à une autopsie. Gorbatchev m'avait demandé de prononcer la conférence inaugurale sur l'état de l'Europe et du monde vingt ans aprês les fameuses réformes qui avaient sonné le glas du communisme en Europe de l'Est. Voici ce que j'ai dit: "Avec la chute du mur de Berlin et la mort de l'URSS, le capitalisme a pu disposer sans partage d'un terrain de jeu illimité pour imposer sa volonté au monde." "Peut-être, ai-je ensuite suggéré, l'heure est-elle venue pour le camp capitaliste de procéder au même examen de conscience face au monde qu'il a modelé pendant ces vingt ans ?" Et le tableau est sombre.
Aujourd'hui, alors que les bénéfices des entreprises s'envolent partout dans le monde, la situation économique de quatre-vingt-neuf pays est pire qu'il y a quinze ans. Le capitalisme avait promis que la mondialisation réduirait le fossé entre les riches et les pauvres. Ce fossé n'a fait que s'agrandir. La fortune globale des trois cent cinquante-six familles les plus riches du monde dépasse le revenu annuel total de 40% des habitants de la planête, et celle des trois foyers les plus riches (Bill Gates, Warren Buffet et la famille Walton, propriétaire des magasins Wal-Mart), le revenu annuel total des 940 millions de personnes les plus pauvres.
Les idéologues du capitalisme s'engageaient à tisser des liens, à accueillir les pauvres dans le village planétaire de la haute technologie. Cette promesse n'a pas été tenue. Les deux tiers des humains n'ont jamais donné un seul coup de téléphone, et un tiers d'entre eux n'ont pas accês à l'électricité: du coup, ils sont marginalisés, exclus du systême mondial des échanges.

Les thuriféraires du capitalisme juraient de promouvoir le développement durable et de préserver la biosphêre, si vulnérable, dont dépend toute vie sur terre. Et pourtant nous continuons à gaspiller nos réserves de carburants fossiles, de rejeter dans l'atmosphêre des quantités toujours croissantes de gaz carbonique, de détruire les écosystêmes, de menacer la survie des êtres vivants et d'intensifier le danger d'un réchauffement planétaire et de bouleversements climatiques catastrophiques pour le siêcle à venir.
On nous avait dit que la mondialisation, sous l'œil vigilant des marchés capitalistes, engendrerait un monde plus stable et plus sûr. En réalité, le terrorisme progresse, les voyages sont plus risqués, la paix a reculé. Alors que les dirigeants d'entreprise dénonçaient la corruption qui gangrenait les vieux régimes communistes centralisés, nombre d'entre eux se livraient à une corruption privée non moins nocive, provoquant la faillite d'entreprises parmi les plus "fiables" et l'emprisonnement de PDG. Les néoconservateurs attaquaient le pouvoir pyramidal et le centralisme bureaucratique des pays communistes; ils leur ont substitué un pouvoir non moins pyramidal, non moins centralisé, exercé par les quelque cinq cents multinationales qui rêgnent sur le monde.

Pourquoi cette débâcle des deux grandes idéologies de l'êre industrielle? Parce que le principe moteur de chacune n'était pas suffisamment contrebalancé par l'autre pour créer le délicat systême de contrôle et d'équilibre qui seul permet de rendre le monde plus vivable. Le principe moteur du communisme est admirablement résumé par le célêbre aphorisme: "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins." Noble principe, assurément. Mais en pratique le communisme a étouffé l'initiative individuelle et créé une forme de gouvernance paternaliste qui privait l'individu de la moindre autonomie et le rendait virtuellement dépendant d'un Etat tout-puissant. Au bout du compte, nul n'était tenu pour personnellement responsable de son destin, chacun était soumis aux diktats d'une bureaucratie étatique sans visage.
Le principe moteur du capitalisme, quant à lui, est exposé par Adam Smith. L'économiste écossais du siêcle des Lumiêres croyait qu'une main invisible régissait le marché, garantissant à chacun un profit ultime pour peu que le mécanisme du marché ne soit pas entravé. Les économistes et les hommes politiques néoconservateurs continuent d'y croire.
Dans les faits, la main invisible s'est révélée... invisible. Livré à sa logique interne, le marché non régulé, loin de ménager à chacun une part plus grande du gâteau économique, permet au seul gagnant de rafler la mise. Comment expliquer autrement que le modêle américain de déréglementation ait ainsi abouti à élargir tragiquement le fossé entre riches et pauvres en proportion directe du relâchement des contrôles externes sur les pratiques commerciales? Aujourd'hui, les entreprises américaines réalisent des bénéfices record, des gains de productivité inégalés, et pourtant les Etats-Unis se classent au troisiême rang des pays industrialisés en termes de disparité de revenus - c'est-à-dire de l'écart entre les quelques familles richissimes et les millions de travailleurs pauvres. Seuls le Mexique et la Russie font pis. Dans le même temps, l'Amérique, qui pratique le capitalisme sous sa forme la plus pure, détient le record douteux du plus fort taux de pauvreté de tous les pays développés. Un enfant américain sur quatre vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté. Les Etats-Unis détiennent également le plus haut taux de criminalité du monde industrialisé. Vingt-cinq pour cent des personnes incarcérées dans le monde sont détenues aux Etats-Unis. Deux pour cent des actifs américains de sexe masculin vivent derriêre les barreaux.
Peut-on sauver quelque chose du capitalisme? Oui, mais à condition d'accepter un débat franc et ouvert sur ses atouts et ses limites. Car, paradoxalement, ce qui fait sa force fait aussi sa faiblesse. Le marché, qui obéit à la poursuite de l'intérêt individuel, est presque pathologiquement novateur. La prise de risques individuelle, l'esprit d'entreprise, l'innovation technologique et les gains de productivité s'y épanouissent plus que dans tout autre systême économique jamais inventé. Personne, je crois, ne le contestera.
Il faut à présent poser la question gênante: de quoi le capitalisme est-il incapable? De redistribuer équitablement les fruits du progrês économique. Car la logique capitaliste pousse les conseils d'administration à réduire toujours davantage les coûts de production afin de maximiser les profits et la valeur des actions. Ce qui implique de réduire autant que possible la part des bénéfices qui revient aux travailleurs, ainsi que les dépenses qu'exige la préservation d'un environnement naturel dont dépend toute activité économique à venir.
Quelle est la solution? Dans un monde interdépendant où nous sommes chaque jour plus exposés au comportement d'autrui et où notre survie suppose une bonne volonté mutuelle, l'humanité doit miser sur la création d'un équilibre aristotélicien qui encouragerait et stimulerait l'esprit d'entreprise du marché, tout en modérant sa tendance spontanée à s'emballer et à concentrer le pouvoir au sommet des multinationales. Nous avons besoin de contre-pouvoirs, sous la forme de syndicats dynamiques, d'une société civile saine et mélangée et de partis politiques engagés et vigilants, pour réfréner inlassablement les risques d'abus et les méfaits des pratiques capitalistes, en assurant une juste redistribution des bénéfices du marché par des programmes sociaux appropriés et une protection sociale adéquate, sans pour autant décourager l'investissement. Ce qui est effectivement assez acrobatique.

Il est ironique de constater que, loin d'être antagonistes, capitalisme et socialisme doivent être perçus comme des "mains visibles" complémentaires, conciliant sans cesse l'intérêt individuel au sein du marché avec un sens de la responsabilité collective et de la solidarité au sein de la société. Si l'intérêt matériel individuel n'est pas tempéré par un sens de la responsabilité sociale, la société s'expose à une fragmentation narcissique et à l'exploitation de la majorité par une minorité. Si le sens de la responsabilité collective ne ménage pas une place à l'intérêt individuel, nous perdrons tout sens de la responsabilité collective, au risque de voir triompher une terreur paternaliste exercée par un Etat tout-puissant.
C'est l'économie sociale de marché pratiquée par les divers Etats membres de l'Union européenne qui se rapproche le plus de ce mécanisme des "mains visibles". Malheureusement, le débat économique qui agite actuellement l'Europe menace de polariser l'opinion publique en privilégiant les extrêmes, se transformant en un affrontement entre un marché incontrôlé et les diktats bureaucratiques de l'Etat-providence. La tâche est ardue, mais il importe de maintenir un cap subtil et intelligent qui sache préserver l'équilibre, c'est-à-dire la tension, entre l'esprit d'entreprise du capitalisme et la solidarité sociale du socialisme, sans jamais sacrifier une vision à l'autre. Aprês tout, chacun d'entre nous n'incarne-t-il pas à la fois ces deux tendances? Nous souhaitons poursuivre notre intérêt personnel tout en reconnaissant nos responsabilités envers nos semblables. Une économie sociale européenne réformée, qui permettrait l'épanouissement de ces deux inclinations humaines, constituerait un modêle pour le reste du monde.

Traduit de l'anglais par Jamila et Serge Chauvin

Né en 1943, président de la Foundation on Economic Trends à Washington et professeur à la Wharton School, Jeremy Rifkin, rendu célêbre par "la Fin du travail" (La Découverte, 1997), est l'auteur du "Rêve européen ou comment l'Europe se substitue peu à peu à l'Amérique dans notre imaginaire" (Fayard, 2005).

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