logolibePar Denis DELBECQ

Tout était écrit. Depuis des années, scientifiques et experts de la gestion des risques naturels avaient tenté d'alerter les autorités fédérales des conséquences d'un ouragan majeur sur La Nouvelle-Orléans. La Maison Blanche est restée sourde. Plus encore aprês le 11 septembre 2001, puis le début de la guerre en Irak, quand l'administration Bush a décimé la Fema (Federal Emergency Measures Administration), l'agence en charge de la lutte contre les catastrophes. Un recentrage destiné à financer son programme de lutte contre le terrorisme, rejetant ainsi un immense projet de réhabilitation des marais de Louisiane sur plusieurs décennies. Ou encore des travaux sur les digues, évalués à seulement quelques dizaines de millions de dollars.

En 1998, le cyclone George avait brutalement changé de direction et épargné La Nouvelle-Orléans, en dépit d'une forte montée des eaux. Il avait révélé pour la premiêre fois les failles des plans d'évacuation dans la région. En juin 2002, le journal local, le Times-Picayune, avait publié un dossier en cinq volets pour évaluer la menace que font peser les ouragans métropole louisianaise. Cette remarquable enquête décrivait, à peu de choses prês, le scénario de Katrina (1) : foules abandonnées à elles-mêmes dans le Superdome, milliers de pauvres réfugiés sur les toits, temps interminable mis pour organiser les secours. Et, ce qui est aujourd'hui jugé probable de l'aveu même des autorités, cadavres par milliers une fois les eaux retirées.

Piêge. Pour les experts interrogés par le Picayune à l'époque, même un ouragan de faible intensité pouvait faire des milliers de morts à La Nouvelle-Orléans. Ils expliquaient que l'impressionnant réseau de digues censées protéger la ville et ses faubourgs ne pourrait contenir les eaux du lac Pontchartrain et qu'il risquait même de se retourner contre les habitants, piégés dans une cuvette dont une grande partie se trouve sous le niveau de la mer. Dans des rapports officiels de la Fema, le "Big One" de La Nouvelle-Orléans figurait en tête des plus grandes menaces pesant sur les Etats-Unis, devant le "Big One" californien (un séisme majeur sur la faille de San Andreas).

Nombreux étaient les experts qui prévoyaient qu'en cas de cyclone même modéré, 80 % de la ville se retrouveraient sous l'eau. La Croix-Rouge prédisait de 25 000 à 100 000 victimes. Mais aucun plan d'évacuation des pauvres sans voiture (au moins 100 000 personnes), des infirmes et des personnes handicapées ne tenait la route. Ce qu'avait confirmé un exercice de simulation en 2004. Le Picayune, dans son enquête, soulignait aussi le manque de bus, la non-existence de points de regroupement pour l'évacuation par les transports publics et l'absence de réquisition des conducteurs pour les bus disponibles. Sans compter que plusieurs accês routiers étaient inondables.

La Nouvelle-Orléans pouvait-elle compter sur ses digues pour se protéger ? Quand la ville a commencé à se remplir d'eau, elles ont empêché celle-ci de s'écouler, au point que les autorités s'apprêtent aujourd'hui à en dynamiter certaines. Pouvait-elle compter sur ses pompes ? Selon le Picayune, il leur fallait plus de quarante heures pour évacuer un pouce (2,5 cm) d'eau de pluie, quand des mêtres d'eau ont englouti la ville. Comptait-elle sur les marais qui l'entourent pour amortir le choc ? Ils se noient depuis des décennies dans le golfe du Mexique.

Marais salés. La population, comme les autorités, avait été avertie de la menace. Localement par l'enquête du Picayune, mais aussi dans tout le pays aprês un article du National Geographic (2) et une émission de la NPR, la radio nationale publique américaine (3): tous évoquaient la disparition des marais qui séparent La Nouvelle-Orléans de la mer, seule et frêle défense naturelle de la ville contre les cyclones : outre l'eau qu'ils absorbent, ces marais privent les ouragans de leur source d'énergie, la chaleur de l'océan.

Or, plus de soixante kilomêtres carrés de marais disparaissent chaque année en Louisiane, cinq mille depuis 1930. La faute, une fois de plus, à la folie des hommes. Pour dompter le Mississippi, éviter ses crues et l'empêcher de s'écouler à des dizaines de kilomêtres plus à l'ouest, le fleuve a été enfermé dans un gigantesque réseau de digues de protection, traversé de canaux pour faciliter la navigation. Privé des sédiments apportés par les crues, le fonds des marais s'est érodé. L'eau du golfe du Mexique a pu ainsi pénétrer les terres, accélérant l'érosion en tuant les plantes incapables de résister au sel. L'industrie pétroliêre, en pompant le pétrole et les gaz qu'il contient dans les marais, a provoqué un tassement du sol, donc un grignotage accru des terres par l'océan...

  • (1) Voir sur www.nola.com.
  • (2) Edition d'octobre 2004.
  • (3) En septembre 2002.

lire aussi : Pour George Bush, les pauvres n'existent pas, En guerre contre Washington, Bush coulé par Katrina

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